La femme et le patrimoine culturel immatériel en Tunisie: sauvegarde, transmission et valorisation

Résumé

Les femmes ont longtemps joué un rôle crucial dans la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel (PCI), en tant que gardiennes et praticiennes des savoirs, savoir-faire, pratiques sociales et rituelles. Leur engagement dans cette préservation se manifeste à travers diverses formes : technique, artistique, économique, culturelle et sociale. Leur implication dans l'élaboration des candidatures pour l'inscription des éléments du PCI sur les listes de l'UNESCO revêt une importance capitale, facilitant la reconnaissance et la mise en valeur de ce patrimoine à l'échelle nationale et internationale.

Ce travail prétend clarifier le rôle des femmes dans l’effort de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, notamment les femmes artisanes, à travers des exemples, tout en démontrant leur influence dans la transmission culturelle et sociale, ainsi que les rapports qu'elles entretiennent avec ce patrimoine afin d’assurer sa pérennité. Mots clés : femme, patrimoine culturel immatériel, sauvegarde, valorisation, Unesco.

Mots-clés : Femme, Patrimoine Culturel, Immatériel, Sauvegarde, Valorisation, Unesco.

Abstract

Actively participating in the safeguarding of intangible cultural heritage (ICH), women have always played an essential role in the preservation and transmission of this heritage as holders and practitioners of knowledge, skills as well as social and ritual practices. Their intervention in the field takes different forms: technical, artistic, economic, cultural and social. Their participation in the development of application files for the inscription of ICH elements on the UNESCO lists is central; they contribute to the promotion of this heritage at the national and international level.

This work aims to clarify the role of women in the effort to safeguard intangible cultural heritage, particularly artisans’ women, through examples, while demonstrating their influence in cultural and social transmission, as well as the relationships they maintain with this heritage in order to ensure its sustainability.

Keywords: Woman, Intangible Cultural Heritage, Safeguarding, Valorization, UNESCO.

ملخّص

من خلال مشاركتها بنشاط في صون التراث الثقافي غير المادي، لعبت المرأة دائمًا دورًا أساسيًا في الحفاظ على هذا التراث ونقله كحاملات وممارسات للمعارف والمهارات وكذلك الممارسات الاجتماعية والطقوسية. ويتخذ تدخلهم في الميدان أشكالا مختلفة: فنية وتقنية واقتصادية وثقافية واجتماعية. وتعد مشاركتهم في تطوير ملفات الطلبات الخاصة بإدراج عناصر التراث الثقافي غير المادي في قوائم اليونسكو أمرًا أساسيًا؛ ويساهمون في تعزيز هذا التراث على المستوى الوطني والدولي. يهدف هذا العمل إلى توضيح دور المرأة في الجهود المبذولة لحماية التراث الثقافي غير المادي، خاصة الحرفيات منها، مع إظهار تأثيرها في النقل الثقافي والاجتماعي، فضلا عن العلاقات التي تسمح بالمحافظة عليها وعلى هذا التراث حتى يتم استمراره واستدامته.

الكلمات المفتاحية : المرأة ، تراث ثقافي غير مادي ، حماية ، تثمين ، اليونسكو.

Introduction

Abdelaziz Thaâlbi considère « La femme comme étant la gardienne de la famille et la conservatrice de la société ». Depuis longtemps en effet, les femmes n’ont jamais cessé d’accumuler des savoirs, d’exercer des savoir-faire et d’accomplir des pratiques sociales et rituelles qu’elles ont assimilées, quels que soient leur statut et leur appartenance sociale et culturelle. Elles furent toujours impliquées dans la sauvegarde et la transmission du patrimoine culturel immatériel (PCI). Leur prédilection pour la préservation de ce patrimoine est en quelque sorte un instinct naturel. Certaines sont considérées comme des gardiennes de la mémoire collective et des traditions locales. Cet intérêt pour le PCI prend plusieurs formes : technique, artistique, économique, culturelle et sociale. Il existe de différentes manières d’interventions féminines face à une culture locale riche et diversifiée. Des connaissances, des techniques et des méthodes ancestrales, constituent l’objet d’une préservation continue, en tant que marqueurs d’identité et facteurs de dialogue et de cohésion sociale entre les générations. La convention de 2003 pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel marque un succès certain auprès des femmes des communautés concernées.

Les femmes, soucieuses de préserver un patrimoine culturel vivant et durable, s'investissent dans la préservation de la mémoire collective et la narration de l'histoire de leur société. Dans le domaine du patrimoine culturel immatériel, elles participent activement à la définition et à la transmission des rôles de genre, dans un rapport de collaboration mutuelle. Cette étude vise à mettre en avant l'implication des femmes tunisiennes dans la préservation du patrimoine culturel immatériel, les pratiques sociales qui en découlent, ainsi que leur transmission et leur valorisation. Il s’agit de s’interroger sur l’influence des femmes dans ce processus de transmission culturelle et sociale et de démontrer le lien qu’elles ont pu entretenir vis-à-vis du PCI, notamment les femmes artisanes en tant que détentrices mais surtout praticiennes de ce patrimoine. Cette recherche découle d'une initiative menée dans le cadre de l'Inventaire du patrimoine culturel immatériel national, ainsi que de la préparation des dossiers de candidature en vue de l'inscription des éléments sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l'humanité de l'UNESCO. Ce qui constitue un terrain fertile qui a permis de démontrer les efforts féminins déployés à ce propos, au sein de la société civile et à partir d’exemples concrets, profitant des différentes données ethnographiques collectées.

1. Savoirs et savoir-faire féminins : apprentissage et transmission entre passé et présent, l’informel et le formel

On ne peut aborder la question des femmes qui sont les détentrices et praticiennes d’une série de savoirs, pratiques sociales et savoir-faire, sans pour autant se référer à la manière dont elles ont pu les acquérir pour pouvoir les assumer et les transmettre. Au fil des années, l’apprentissage a évolué au-delà du cadre traditionnel vers un cadre moderne, créé après de profondes mutations qui ont entraîné un changement fondamental dans l’histoire du pays. Il est intéressant de connaître brièvement l’aspect traditionnel de cet apprentissage et sa figure moderne due à l’influence de ce changement, qui a constitué un tournant décisif dans l’histoire des femmes en Tunisie et de ce qu’elles préservent en tant que savoirs et savoir-faire féminins ancestraux.

1.1. Noyau éducatif traditionnel et cadre informel

L'acquisition d’un ensemble de savoirs et savoir-faire constitue une condition primordiale à l'éducation des filles dans les sociétés traditionnelles, où les familles se soucient d'enseigner à leurs filles les fondements d’une future vie conjugale et sociale. Les savoir-faire pratiqués par les femmes sont généralement des connaissances acquises à travers les traditions et les habitudes dès leur jeune âge, dans un cadre éducatif familial. Les traditions font que depuis l’enfance « on préparait les filles à jouer ce rôle : dans leur éducation, par l’apprentissage des travaux d’aiguille, ou la broderie, la dentelle, et tout ce qu’on appelait autrefois ouvrages de dames précisément, occupa une place considérable.» (Duby, Perrot, 1992, 14).

Un tel apprentissage était principalement destiné aux citadines, plus précisément aux filles issues de familles aristocrates avant d'être popularisées auprès d'autres classes sociales ainsi que dans les zones rurales. Les filles des milieux ruraux avaient des occupations plus traditionnelles, comme le modelage de la poterie et le tissage de la laine. Le milieu rural est un monde où « toutes les femmes tunisiennes étaient peu ou prou des artisanes qui héritaient des savoir-faire transmis dans un cadre familial ou communautaires. » (Baklouti, 2023, 31).

La famille est le premier noyau d’éducation et d’apprentissage des savoirs, savoir-faire et pratiques sociales. Les jeunes filles étaient prises en main tout d'abord par leurs mères, parfois par leurs grands-mères, ou par leurs sœurs aînées et aussi par leurs parentes, qui leur transmettaient ce qu'elles maîtrisaient comme travaux manuels. « Quelle personne mieux que la mère peut s’acquitter de cette délicate mission et inculquer à la jeunesse musulmane. » (Zmerli, 1909, 289).

De leur côté, les jeunes filles apprenaient grâce à l’observation participante, en profitant des travaux exécutés chez elles, qui sont partagés entre individus et groupes, et systématiquement transmis au sein des familles. Autrefois, en milieu urbain, la m‘alma ou maîtresse-artisane, inculquait aux jeunes filles toutes sortes de savoir-faire et d'arts féminins comme la couture, le tissage, la broderie ou la dentelle à l’aiguille. Elle les préparait ainsi à la vie future : l'hygiène de vie, l'économie domestique et les bonnes manières à table ; parfois-même, elle leur donnait des leçons de cuisine. « Il s’agi(ssai)t d’un titre honorifique attribué aux femmes jugées dignes d'instruire une nouvelle génération, qui ont les capacités requises pour transmettre des savoirs et des savoir-faire, au milieu d’un ensemble d’habitudes et de coutumes » (Ben Barka, 2023, 502). La m‘alma était une éminente défenseure du patrimoine artisanal en dehors du cadre officiel, spécialement dans l’espace traditionnel de l’apprentissage qui est la maison. Mais peu à peu, elle a dû céder la place à de nouveaux espaces d'apprentissage, créés par l’administration coloniale.

1.2. Nouvelles méthodes d'apprentissage formelles et modernes

Suite à l'intervention coloniale en Tunisie en 1881, les autorités françaises, portant intérêt à l'éducation des jeunes filles musulmanes, créèrent de nouveaux noyaux de formation professionnelle hors du contexte familial. En fait, l'enseignement technique et professionnel des filles tunisiennes a commencé avec la création des écoles de jeunes filles musulmanes, dont la première a été créée en 1900 dans la ville de Tunis (Tsourikoff, 1935, 89). Ces écoles qui assuraient aux fillettes un enseignement pratique basé sur des travaux manuels et un apprentissage utilitaire à aspect professionnel, étaient consacrées aux filles d’aristocrates et de notables. Parallèlement à ces nouvelles fondations, il existait également des ouvroirs et des ateliers créés par des religieuses catholiques appelées les Sœurs blanches, au début du XXe siècle, pour les filles pauvres (Soumille, 2000, 289). Ces œuvres prirent la forme d’institutions qui se répandaient dans tous les pays d'Afrique du Nord, ou plutôt dans les colonies françaises de l'époque. (La Tunisie catholique, 1925). Les écoles de jeunes filles musulmanes se sont développées pour prendre le nom d’écoles franco-arabes. Ensuite, des établissements d’enseignement technique publics et privés furent crées, pour finir avec les centres de formation professionnelle féminins, créés par arrêté du 19 juillet 1944 (Bakalti, 2000, 304). Les savoirs et les savoir-faire furent désormais partie prenante de l’enseignement moderne de la fille musulmane. L'indépendance acquise, le processus d'enseignement technique et professionnel s'est largement consolidé, et cela se poursuit encore aujourd'hui. Certains établissements d'enseignement et de formation technique de la période coloniale existent encore, auxquels s'ajoutent des établissements d'enseignement professionnel. Le Ministère de la formation professionnelle et de l'emploi joue un rôle capital à différents niveaux notamment la pratique et la transmission en passant par l'apprentissage des savoir-faire artisanaux aux jeunes, notamment les filles. Les maîtres-artisans spécialisés dans les métiers traditionnels sont sollicités pour transmettre les procédés techniques, qui passent par des programmes d'enseignement et de formation professionnelle.

L'artisanat et l'art sont deux notions concomitantes, qui vont de paire avec la majorité des activités artisanales féminines ; c'est ainsi que certains instituts supérieurs dispensent des cours destinés à développer les aspects artistiques de certaines activités artisanales. Le Ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche scientifique a sous sa coupe un ensemble d'universités et d'établissements supérieurs dont certains sont spécialisés dans le patrimoine culturel, comme l’Institut supérieur des métiers du patrimoine et les Instituts supérieurs des arts et métiers parsemés à travers le pays. Ces établissements assurent des cours en différentes matières artisanales, suivis de stages et de formations appliquées, le tout encadré par des enseignants mais également par des artisans et artisanes. Des diplômes en métiers du patrimoine, en patrimoine traditionnel et en arts sont décernés aux étudiants et étudiantes. Aujourd’hui, la m‘alma est une institution qui n’a plus d’existence ; très peu sont les familles qui continuent encore à transmettre les savoir-faire artisanaux à leurs filles, surtout dans le contexte familial, dès l’enfance. Des centres de formation professionnelle qui permettent aux jeunes filles d'acquérir une gamme de compétences et d'arts qui ne manquent pas de cachet artisanal, prennent la relève. Les artisanes d'aujourd'hui sont soit celles qui ont appris chez elles, soit celles, diplômées des centres de formation professionnelle. Cette complémentarité entre l'informel et le formel a donné naissance à une nouvelle génération de praticiennes instruites et ouvertes aux autres cultures, dont la naissance remonte à l'époque coloniale et dont le développement est significativement assuré après l’indépendance. Selon un recensement effectué par l'Office national tunisien de l'artisanat, 80% des artisans sont des femmes, dont 60% vivent et produisent en milieu rural.

Fig. 1: Tissage traditionnel

© Ismahen Ben Barka, El Jem 2017

Ces artisanes et leurs ancêtres ont su exercer et transmettre savoir et savoir-faire en toute fierté. Elles cherchent à mettre en valeur le talent féminin mais aussi à atteindre leur autonomie économique et leur indépendance financière. Bref, comme on le verra, elles ont pu transcender le patrimoine national pour en faire un patrimoine mondial en lui assurant une valorisation au niveau international.

2. Exemples de connaissances et de pratiques féminines: la poterie modelée de Sejnane et la harissa artisanale, qui sont passé du patrimoine national au patrimoine mondial

Le domaine des savoirs et savoir-faire artisanaux constitue un champ vaste et riche d’activités féminines très diverses, héritées et transmises de génération en génération.

Ces deux savoir-faire, bénéficiant de l'expertise des femmes, ont été inscrits sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l'humanité de l'UNESCO. Il s'agit des "Savoir-faire liés à la poterie modelée des femmes de Sejnane" (2012) et de "La harissa : savoirs, savoir-faire et pratiques culinaires et sociales" (2022). Des éléments du PCI qui incarnent l'identité et l'héritage culturel transmis par les ancêtres, ainsi que la source de subsistance pour de nombreuses familles, revêtant ainsi une importance économique et sociale significative.

2.1. La poterie modelée des femmes de Sejnane : un savoir-faire féminin par excellence.

La poterie est produite en Tunisie depuis les temps les plus reculés, elle se divise en deux catégories : la poterie tournée et la poterie modelée. La première constitue une activité masculine pratiquée dans certaines régions, dans des ateliers situés en milieu urbain ; la seconde est une activité féminine domestique, exercée en milieu rural. Elle est répartie sur tout le territoire tunisien, mais très répandue dans certaines régions par rapport à d’autres, telles que Barrama, Takelsa, Menzel Fersi, El-Jem, quelques villages berbérophones du Sud tunisien et surtout Sejnane. Le village de Sejnane se situe au Nord-Ouest du pays, dans le gouvernorat de Bizerte. Là, les femmes modèlent une poterie originale à l’aide d'outils rudimentaires et de matières premières abondantes dans la région. L’argile est extraite aux alentours du village par les femmes, qui se lèvent tôt le matin et vont la chercher et la transporter dans des caisses en plastiques. Découpée en mottes, l'argile est débarrassée de ses impuretés, nettoyée puis trempée dans de l'eau pour être prête au façonnage. Elle est ensuite malaxée avec un dégraissant appelé tafoun (poudre issue de tessons concassés) pour obtenir un mélange homogène après pétrissage. La poterie modelée de Sejnane conserve encore les gestes des Anciens comme le malaxage, le pétrissage, le façonnage, l’ansevage, le séchage, le polissage, la cuisson et la décoration. Cette dernière se compose de différentes formes géométriques et parfois de motifs animaux. Du coup, la fonction utilitaire se trouve renforcée par une fonction esthétique qui reflète un sens artistique spontané, mais affirmé.

Il est crucial de mettre en évidence l'aspect créatif et l'esprit d'innovation de ces femmes artisanes, qu'elles soient citadines ou rurales, dans plusieurs activités artisanales, spécialement dans l'artisanat d'art, introduisant des formes nouvelles et des palettes de couleurs inédites. Elles combinent aussi différentes matières premières, donnant ainsi un aspect commun de la pratique artisanale des femmes. Ces ajouts confèrent à l'objet une nouvelle âme et une nouvelle vie qui conviennent aux goûts de l'époque, tout en lui permettant de se développer en tant que patrimoine vivant. Ils lui assurent une sorte de changement et lui permettent ainsi d’évoluer et de se développer d’une génération à l’autre. « Tant dans les domaines de l’art, des techniques manuelles, que dans les savoir-faire et l’artisanat, il est frappant de constater combien la réussite des femmes est souvent liée à des méthodes et à des pratiques simples et naturelles. » (Skik, 2010, 129)

Fig. 2 : Potière de Sejnane pratique son savoir-faire

© Fiche d’inventaire :"Savoir-faire liés à la poterie modelée des femmes de Sejnane" 2017

Parfois, dans l'exercice de leurs activités, les potières se retrouvent entourées de leurs filles ou belles-filles ou de leurs proches, qui souhaitent apprendre ces savoir-faire et profiter de l'observation des différentes étapes. Les anciennes potières interviennent auprès des nouvelles qui manquent de compétences et d'expérience, leur assurant un bon apprentissage et donc une production de bonne qualité. De même, elles n’épargnent pas d’efforts auprès des jeunes filles pour les convaincre de l’importance d’acquérir des compétences manuelles et apprendre ces savoir-faire. Elles contribuent ainsi à assurer entente et cohésion sociale entre les détentrices et les praticiennes de ces pratiques artisanales, et favorisent le dialogue intergénérationnel, tout en fondant de réelles compétences économiques et sociales. Un grand nombre de femmes du village s’adonnent à cet artisanat, et malgré sa stagnation d’une période à une autre et la régression de sa pratique au niveau local, de nombreuses potières sont encore fières de leurs savoir-faire hérités de leurs mères et grand-mères. Elles continuent à modeler tout en maintenant la qualité de leurs produits. Grâce à ce travail manuel, les femmes du village ont pu acquérir une autonomie économique et financière, et contribuer aux dépenses de leurs familles. Elles ont réussi à lier ces savoir-faire au développement durable de la région et à établir une activité économique stable et régulièrement exercée, tout en contribuant au respect de la durabilité de l'environnement, en rapport à la principale matière première : l'argile.

L’inscription des "savoir-faire liés à la poterie modelée des femmes de Sejnane" sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2018, est le premier élément tunisien inscrit. Ce qui a créé une grande dynamique autour du PCI. Les potières de Sejnane ont éprouvé un sentiment de fierté, conférant ainsi une satisfaction nationale. Il y a eu par ailleurs une prise de conscience quant à l'importance du patrimoine culturel devenu dès lors visible. Cette inscription est également considérée comme une forme importante de valorisation du savoir-faire artisanal féminin, qui a dédié à la société une reconnaissance internationale des savoirs locaux. Cette inscription affirme l'appartenance culturelle et sociale locale dans un cadre de respect de la diversité culturelle.

2.2. La harissa artisanale tunisienne: valorisation de l’art culinaire traditionnel

Cet élément culturel national revêt désormais une grande importance, s'inscrivant dans divers domaines du patrimoine culturel immatériel, notamment la culture alimentaire traditionnelle, les connaissances et pratiques liées à la nature et à l'univers, les savoir-faire de l'artisanat traditionnel, ainsi que les pratiques sociales, rituelles et festives. La harissa, utilisée comme condiment, ingrédient ou plat à part entière, occupe une place prédominante à travers tout le territoire tunisien et au sein de toutes les cuisines du pays. Elle est ainsi reconnue comme un élément essentiel du patrimoine culinaire national, témoignant de l'identité culturelle de la Tunisie. La préparation de la harissa compte plusieurs étapes, au cours desquelles les femmes occupent un rôle essentiel, y compris dans les champs où poussent les piments. Alors que la responsabilité du travail agricole incombe principalement aux hommes, il convient de reconnaître l'implication des femmes rurales en tant qu'ouvrières agricoles. Après avoir fertilisé le sol, irrigué les champs et préparé les plants, la culture des piments débute selon un processus agricole précis. La récolte des piments s'étale de la fin de l'été jusqu’à octobre, et cette activité est généralement menée de manière collective, incluant à la fois hommes et femmes. Les piments rouges sont ensuite séchés au soleil, soit étalés sur de grands tissus, soit suspendus en guirlandes aux murs ou sur des cordes. Dans les zones rurales, il n'est pas rare que les femmes utilisent le four à pain traditionnel en argile, nommé tabouna, notamment en hiver lorsque l'ensoleillement et la température sont au plus bas. Pour la harissa, qu'elle soit utilisée comme ingrédient ou condiment, les piments séchés sont d'abord fendus, les pédoncules retirés et les graines ôtées. Ensuite, les piments sont réhydratés en les trempant dans de l'eau, puis égouttés. En général, ils sont moulus une première fois, puis une deuxième fois après l'ajout de sel, d'ail et de coriandre, et parfois une troisième fois pour assurer une parfaite incorporation des ingrédients et des arômes, obtenant ainsi une purée lisse, homogène et de texture fine. Certaines femmes vont même jusqu'à effectuer une quatrième mouture. Enfin, la harissa est généralement façonnée en boules et enduite d'huile, puis conservée dans des bocaux en argile ou en verre, hermétiquement fermés. Cette méthode permet de constituer des réserves pour toute l'année. Il est à mentionner que toutes ces étapes sont exécutées par les femmes, femmes au foyer et femmes artisanes.

Fig. 3 : Préparation de la harissa artisanale

 

© Ismahen Ben Barka, Nabeul 2019

Ces savoir-faire sont accompagnés de pratiques sociales liées aux piments et à la harissa ; pratiques qui sont l’œuvre des femmes, connues depuis toujours par leur respect éternel des rituels dans les divers domaines. Il s’agit de la fabrication de la harissa traditionnelle implique la préservation des savoir-faire anciens ainsi que des pratiques sociales et rituelles qui lui sont liées. Dans certaines régions du Sud tunisien, les femmes évitent de préparer de la harissa la nuit ou le mercredi, considéré comme néfastes. De plus, la harissa n'est pas incluse parmi les cadeaux alimentaires offerts à la mariée pendant les célébrations de mariage dans la plupart des régions tunisiennes. Cette exclusion vise à prévenir les tensions entre les familles et à éviter d'avoir une belle-fille au tempérament difficile, comparé à la "piquante" harissa. En revanche, le piment rouge, ingrédient principal de la harissa, est perçu comme un talisman protecteur contre le mauvais œil. Sous forme d'imitation en corail, il est porté en collier par les femmes, attaché aux vêtements des bébés et des enfants, suspendu aux métiers à tisser traditionnels utilisés par les femmes, et parfois placé aux fenêtres des maisons traditionnelles ou à l'entrée des habitations pour attirer les bénédictions et éloigner les influences négatives. La recette de la harissa faite maison est transmise de génération en génération au sein de la famille élargie ou même entre voisins. Toutes les femmes, qu'elles soient au foyer, fonctionnaires ou ouvrières, sont encouragées à apprendre les techniques de fabrication de la harissa traditionnelle. Ces compétences sont transmises par la mère, la grand-mère ou à défaut, par une voisine, à travers une méthode d'apprentissage participatif lors de journées annuelles dédiées à la préparation de cette pâte épicée.

« Les femmes, dans nombreuses communautés, jouent un rôle prépondérant quant aux pratiques alimentaires. La relation sociale entre les mères et les filles est au cœur de ces pratiques ; les plus jeunes observent, apprennent et se joignent aux ainées pour accomplir les tâches. L’acquisition de ce rôle spécifique participe, de façon progressive et par la répétition, à la construction de leur identité féminine. » (Patrimoine culturel immatériel et genre, 2015).

Sur le plan économique, plusieurs femmes ont créé leurs propres projets. On peut citer Errim, société mutuelle féminine de services agricoles "Tahadi", qui réunit un ensemble d’artisanes productrices de harissa traditionnelle, à Kairouan. Il y a aussi la coopérative féminine des produits du terroir INSAF, à Sidi Bouzid qui est le produit d’initiatives féminines pour la création d’institutions d’économie sociale et solidaire. Quant à Dar Chahida pour la provision à Nabeul, elle est créée par une artisane spécialisée dans la harissa traditionnelle, qui a remporté des médailles d’or aux concours nationaux de la meilleure harissa. Désormais, les artisanes de la harissa participent au développement durable de ce secteur économique d’importance capitale. Les artisanes qui travaillent à domicile ou dans de petites entreprises pour produire de la harissa jouent un rôle crucial en approvisionnant le marché local avec cet ingrédient culinaire essentiel dans les cuisines et les traditions alimentaires tunisiennes. L'inscription de "La harissa : savoirs, savoir-faire et pratiques culinaires et sociales" sur les listes de l’UNESCO comme patrimoine culturel immatériel de l’humanité en décembre 2022 a renforcé sa visibilité, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de la Tunisie. Désormais, le peuple tunisien est souvent associé à la harissa, celle-ci étant devenue un symbole identitaire profondément ancré dans la culture du pays.

3. Valorisation nationale et internationale: rôle de la femme artisane dans la préparation des dossiers de candidature sur les listes de l’UNESCO

La valorisation du patrimoine culturel immatériel, tant au niveau national qu’international, implique la participation active des communautés, des groupes et des individus concernés, notamment dans la préservation et la transmission continue de ces éléments. Les femmes, en particulier les artisanes, jouent un rôle crucial dans ce processus. Leur implication dans la préparation des dossiers de candidature pour l'inscription sur les listes de l'UNESCO est visible à travers leur expertise, leur expérience pratique et leur engagement à sauvegarder le patrimoine culturel immatériel. Elles contribuent en tant que chercheures, expertes ou représentantes des instances officielles et de la société civile, agissant de manière collaborative pour promouvoir et valoriser ces traditions et savoir-faire.

3.1. Patrimoine Culturel immatériel et genre: le PCI un contexte pour définir, transmettre et développer les rôles des genres

En étudiant les femmes en tant qu’actrices principales dans le domaine du patrimoine culturel immatériel, on se trouve devant la question du genre. La question du genre et le patrimoine culturel immatériel sont étroitement liés. Le PCI joue un rôle central dans la formation et la diffusion des normes de genre, celui-ci impacte la pratique et la transmission du patrimoine.

Le genre, ou bien le sexe social, désigne les rapports sociaux des sexes, ou encore des rapports socialement et culturellement construits entre femmes et hommes, ou masculin et féminin. Ces rapports se manifestent à travers de nombreuses situations tirées de la vie quotidienne. En fait, « le genre est intimement lié aux différentes facettes de vie économique et sociale, quotidienne et privée des individus et de la société, car celle-ci a assigné à chacun (hommes et femmes) des rôles spécifiques. » (Food and Agriculture Organisation). Revenant à la femme en tant que détentrice et surtout praticienne, qui joue un rôle communautaire important (Kabeer, 2000, 161) à travers ce qu’elle présente à sa communauté, la convention de 2003, relative à la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, invite les États partie au principe de la parité dans les opportunités offertes aux hommes et aux femmes afin de sauvegarder leur patrimoine. La participation féminine doit être valorisée, encouragée et développée sous ses différentes formes. Le PCI représente donc un domaine qui inclut les rôles de genre qui évoluent à mesure que la société se développe. « La vérité est que les femmes peuvent exécuter tous les travaux que font les hommes, si tant est qu'elles en aient l’occasion et la formation. » (Dhamija, 1983, 4).

3.2. Inventaire et élaboration dossiers de candidature

Suite à sa ratification de la convention de 2003 pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel en 2006, la Tunisie a considéré l'inventaire comme une étape fondamentale dans la stratégie de sauvegarde, et préliminaire à toute candidature à d’éventuelles inscriptions sur les listes de l’UNESCO. Elle a procédé à la création de l’Inventaire national du patrimoine culturel immatériel, qui compte un bon nombre d’éléments déjà inventoriés, couvrant différents domaines du PCI, à travers l’ensemble du territoire. L’article 12 de la convention de 2003 stipule en effet que « pour assurer l’identification en vue de la sauvegarde, chaque État partie dresse, de façon adaptée à sa situation, un ou plusieurs inventaires du patrimoine culturel immatériel présent sur son territoire. Ces inventaires font l’objet d’une mise à jour régulière ». (Textes fondamentaux de la convention de 2003, 2022).

Dès lors, l’artisane se voit jouer un rôle fondamental dans le travail d’inventaire. Elle est l’informatrice et la personne ressource et participant avec enthousiasme à l'enquête ethnographique, en fournissant les données nécessaires au travail de terrain, indispensables à la réalisation de l'inventaire. Elle n'hésite pas à livrer tout ce qu'elle sait sur l'élément sujet de l’inventaire, sur ce qui est utilisé comme matières premières, tout comme les techniques suivies, les outils employés et les pratiques sociales et rituelles s’il y a lieu. Les expressions orales qui sont associées à l'élément sont également mentionnées et documentées.

De nombreuses artisanes acceptent de participer aux enregistrements audiovisuels, une partie importante du travail de terrain et de l’élaboration des dossiers de candidature, et de figurer dans les vidéos qui accompagnent le dossier ou dans les vidéos de consentement, relevant du critère 2 du formulaire de candidature. Certaines d’entre elles participent également aux manifestations culturelles organisées autour de l’élément, qui fait l’objet de la candidature, et nous renseignent sur les mesures de sauvegarde et de valorisation au bénéfice de l’élément. D’autres sont même présidentes ou membres d’associations, de coopératives ou de sociétés mutuelles féminines, qui n'hésitent pas à proposer leur consentement libre, préalable et éclairé pour l’inscription de tel ou tel élément, qu'il soit national ou multinational. Les consentements sont généralement précédés par des formes d’appui aux efforts déployés durant les différentes étapes de travail, en tant qu’actrices et membres actifs dans le domaine du PCI au sein de la société civile. Membres d’associations, elles participent aux travaux avec les experts et fournissent les informations demandées, faisant preuve de flexibilité et de réactivité, à toutes les étapes de la préparation des dossiers, leur capacité de réponse étant souvent supérieure à celle des acteurs officiels. Dans tous les cas, elles n'hésitent pas à mettre leurs ressources au service du patrimoine.

Fig. 4 : Artisanes, associations, instantes officielles fêtant l’inscription de la harissa auprès de l’Unesco 

 

© Ismahen Ben Barka, Nabeul 2023

Il convient de mentionner que certains critères du formulaire de candidature accordent une place importante à l'égalité des genres dans la pratique et la transmission, comme dans le cas du critère 2, ou encore dans le processus d’élaboration des dossiers avec l’implication des communautés concernées, notamment dans le critère 4. L’article 15 de la convention stipule que « chaque État partie se doit d’assurer la plus large participation possible des communautés, des groupes et, le cas échéant, des individus qui créent, entretiennent et transmettent ce patrimoine, et sont activement impliqués dans sa gestion. » (Textes fondamentaux de la convention de 2003, 2022). De manière générale, il est clair que la participation des femmes à différents niveaux est requise et appréciée. Divers exemples peuvent être donnés à cet égard, parmi lesquels le cas des savoir-faire liés à la poterie modelée des femmes de Sejnane, où environ 200 potières ont présenté leur consentement à l’inscription de cet élément, encouragées par une association locale aux moyens modestes, mais qui n'a épargné aucun effort pour aider à l’élaboration du dossier et réussir à faire inscrire l’élément auprès de l'UNESCO. Pour le dossier de la harissa, les artisanes ont apporté une grande aide dans la préparation du dossier, à titre individuel ou dans le cadre de coopératives et de mutuelles de femmes, notamment les deux coopératives déjà citées en référence Errim et INSAF.

Suite à l’inscription d’un nombre d’éléments, les artisanes en tant que membres des communautés concernés, se sont montrées plus enthousiastes à l'idée de participer aux efforts de sauvegarde. Convaincues de l'importance de ces efforts, elles n’hésitent pas à proposer volontairement leur soutien. Le sens de responsabilité envers cet héritage culturel, qui n’a jamais quitté la femme, devient plus visible et se traduit par de nombreuses formes de soutien inconditionnel.

Conclusion

De ce qui vient d’être dit, nous soulignons que les femmes sont de véritables acteurs et partenaires incontournables dans la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Leur rôle, sous différentes formes, est essentiel. Elles sont les détentrices, comme elles sont les praticiennes d'un grand ensemble de savoirs, de savoir-faire, de pratiques sociales et de rituels relatifs à ce patrimoine. Elles sont également les garantes de sa transmission aux nouvelles générations, assurant ainsi la pérennité de ce patrimoine identitaire culturel, tout en assurant son développement. De l’éducation traditionnelle et l’apprentissage professionnel moderne, naissent des praticiennes, artisanes et femmes au foyer, compétentes et expérimentées, protégeant l’authenticité tout en adoptant un esprit de créativité et d’innovation. L'apprentissage informel est toujours présent, même s'il a considérablement diminué, tandis que l'apprentissage formel continue de croître régulièrement.

La participation des femmes dans la valorisation nationale et internationale du PCI est centrale, elles sont présentes aux différentes étapes du processus d’élaboration des dossiers de candidature. Il est souhaitable de valoriser le travail féminin de façon équitable, de lui accorder plus d'attention, d'instaurer l'égalité des genres et de mettre fin à tout ce qui minimise le rôle des femmes d'un point de vue culturel, social et économique. L’inscription des éléments du PCI sur les listes de l’UNESCO a créé une dynamique dans les rangs de celles qui détiennent et vivent en quelque sorte ce patrimoine. Les savoir-faire et les compétences des femmes sont à leur tour mieux valorisés et renforcés, exprimant davantage l'identité culturelle nationale. En fait, sans la transmission immanente du PCI par les femmes, de nombreuses traditions, pratiques et coutumes risqueraient de disparaître.

Bibliographie

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