Eléments d’histoire sociale de la chanson populaire en Algérie. Textes et contextes

Introduction

L’une des particularités des musiques et des chants en Algérie est celle d’avoir suscité très peu d’intérêt quant à leurs origines, leur usage et leurs caractéristiques formelles pour les chroniqueurs et lettrés autochtones avant la colonisation française. Leur visibilité sociale et leur omniprésence dans les évènements de la vie quotidienne n’ont pas suscité de réelles vocations pour rechercher quelques traces de leurs origines ou du moins des témoignages sur les modes de leur manifestation dans un lointain passé. Mais cela est du, nous semble-t-il, pour une bonne part (en dehors des controverses théologiques sur leur licité ou des règles communautaires[2]) (Mahfoufi, 2006, p. 266) au préjugé fort répandu chez les lettrés moyens du Maghreb à l’encontre de l’essence plébéienne pour une bonne part de ces musiques et des usages massivement dialectaux des langues dans lesquelles s’exprimaient la plupart des chants d’autre part. C’est pourquoi, quelques remarques d’Ibn Khaldoun, de Léon l’Africain ou de vagues annotations furtives de chroniqueurs ne peuvent pallier au déficit chronique des données sur les pratiques musicales et chantées en Algérie depuis la conquête arabe[3] (Bachetarzi, 1977, p. 12).

Jacques Berque a défini l'amplitude de cette culture chantée dans un rapport complexe où la préservation des pratiques traditionnelles est confrontée à l'innovation et aux changements induits ou contraints tels qu’ils se manifestent au regard des circonstances historiques et des contextes sociaux :

« Mais l’essentiel du goût musical est resté fidèle à son climat. Il y admet certes l’acculturation, et l’hybridation, et même il s’y complaît, mais non sans que les plus sensibles ne déplorent tous ensemble les compromis ainsi imposés à l’authentique, et l’impuissance à se transformer véritablement. Le dilemme reste donc pendant : ou la fidélité à soi-même, d’ailleurs compromise par ses tentatives d’adaptation, ou l’innovation résolue, dont on puisse espérer qu’elle restitue à terme une authenticité d’un type nouveau. » (Berque, 1980, p. 242).

On pourrait considérer que très rapidement, et selon un processus qu’a bien décrit Serge Gruzinski pour l’Amérique Latine (Gruzinski, 1999), l’hybride s’impose de plus en plus par rapport à l’exotique. Ainsi, dès le début du 20ème siècle, on déplore que les chansons traditionnelles soient délaissées au profit de chansons fondées sur des thématiques de la cité moderne (l’électricité, le train ou l’automobile) et dans une langue trop prosaïque voire vulgaire. On assiste dès la fin du 19ème siècle à une de territorialisation des prestations chantées, des espaces festifs familiaux (l’intérieur privé, le patio) ou communautaire : le souk, la place principale du village, les alentours du mausolée, du saint local, le café maure, etc. Avec l’apparition de nouveaux espaces pour les représentations : mauvais lieux, salles de fête, salles de concert, de nouveaux contextes de prestation : fêtes républicaines, commémorations et hommages divers (une des prestations historiques des grands représentants de la musique andalouse aura lieu en 1905).

Nous pouvons prendre conscience de la variété des styles et des modes de la chanson populaire en Algérie en considérant quelques exemples puisés au travers des chants populaires et des rituels sociaux fondés sur des circonstances ou des genres (chansons satiriques et parodiques, par exemple). On accordera au café chantant un intérêt à la fois historique mais aussi documentaire quant à l’émergence des premières grandes interprètes féminines de la fin du 19ème siècle en Algérie. Il y a bien évidemment toute la tradition contestataire et critique populaire qui tissera ses couplets et ses refrains au travers de toutes les contrées du pays profond durant toute la durée de la présence coloniale.

Chansons populaires et rituels sociaux

Francisco Salvador Daniel et Jules Rouanet notent dès la fin du 19ème siècle la vigueur d'une chanson des rues et des lieux publics (cafés, tavernes). Pourtant, de cette période des débuts de la colonisation, nous n’avons que peu de notations sur les chants de travail ou les chants de rue.

Quelques exemples de chansons d’enfants nous sont restitués bien qu’il manque encore à rassembler ce type de productions sur la longue durée pour en estimer la variété et les évolutions :

Chants d’enfants sur Bou Chaqchaq (la cigogne)

« Bou Chaqchaq, chaq, chaq !

Allons ! Viens jouer avec moi sur la tour

Je te donnerai du blé et de l’orge

Pris à la grande meule que voilà

Vois cette abeille guitariste

Assise en la fleur de la fève

Elle lisse un manteau de miel

Pour habiller le fils du sultan. » (Marçais, p. 134)

Au début du siècle parmi les cris de la rue, voici celui des marchands de beignet : ‘Bessokor, koul ou tfekar’ (Avec du sucre, mange et souviens-toi !); ou encore celui de l’encanteur (sorte de commissaire-priseur ambulant dont la corporation extrêmement ancienne était régie par les  règlements de la Régence turque) : « Hada sayf/ou kessoua belkif/albess khfif/hata iatik el khrif » (C’est l’été et les vêtements doivent être idoine/habille toi léger jusqu’à l’arrivée de l’automne). D’autres pratiques de chants et de musiques de rue sont attestées, celles qui marquent, en particulier les moments les plus importants du ramadhan :

« Autrefois, en Algérie, pendant le ramadan, des troupes de nègres parcouraient les rues avant le lever du jour, frappant vigoureusement sur leur tebeul et sur les krakeb (les castagnettes de fer) pour éveiller les fidèles avant le lever du jour. Pour ce motif on les appelait les

tebeul es seheur, "joueurs de tebel à l’aurore" » (Rouanet, 1905,
p. 2822).

Pour sa part, Bachir Hadj Ali évoque avec beaucoup de nostalgie les petites chansons populaires qui se fredonnaient dans l’Alger de l’entre-deux-guerres :

« Florissante avant et après la première guerre mondiale avec de petites compositions "Allah yehdik ya el goumri" (Que Dieu te ramène sur le droit chemin ô pigeon mâle), Zini ou zinek yal-Baya  (Ma Beauté et la tienne ô Baya), pimpantes, ruisselantes de grâce, légères, parfois précieuses créations féminines comme "Ma balançoire ô filles", "Syrie ô Syrie", créés dans les tavernes comme "Tchiri Poum", "Yamana", chantées, vocalisées, dansées, elles parfumaient la vie de notre capitale et des villes importantes de l’intérieur. » (Bachir, 1964, p. 128)

Il y a également toute une tradition des groupes de musiciens noirs. Outre les séances musicales du diwan (séance), liées aux cérémonies mystico-religieuses qui se donnaient au cours de rassemblements annuels, des groupes de musiciens noirs enrichissaient l'activité musicale profane. Appelés Büssâdiya, Stambaliya ou Baba Salem en Oranie, ce sont souvent des orchestres ambulants jouant des qarqabou (crotales) des tubul (tambours), mais parfois aussi des ghayta.
Lors du "Diwan" (cérémonie d'initiés), certaines danses du culte buri (culte des génies) étaient pratiquées avec une utilisation du gumbri/bangri ainsi que la ganga ou tambour à deux membranes. Au cours du Diwan, le maître de cérémonies (maalem) joue du goumbri accompagné par les joueurs de karkabou. Cela commence par un bordj bahri, suivi d'un bordj khaloui (chant des forêts) auquel succède un baba hamou (très rythmé). Il y a offre de dons (ziara), et la séance continue jusqu'à l'aube. Tout au long du siècle la musique confrérique des populations noires va peu à peu s'adapter aux circonstances profanes et influer progressivement les rythmes, les compositions musicales
et l'orchestration.

On rencontre des musiciens ambulants qui se produisaient sur des esplanades où se commerçaient denrées et histoires légendaires. Parmi leur répertoire que la tradition et la transmission populaire ont retenu jusqu’à nos jours on relève : « Zouj hwitat » (deux petits poissons) dont une partie du couplet reprend des expressions chantées pendant la première guerre mondiale sur Hadj Guillaume (« li mqasser, li meblissi, Aï rayi kirani » « ceux qui sont cassés, ceux qui sont blessés, O mon sort, dans quel malheur je suis ») et « Rumba tchica rumba » (Rumba jeune fille- en espagnol- rumba) reprise plus tard, après l'indépendance par Ahmed Saber.

Plusieurs types de chanteurs ou de groupes se distinguent dans ce contexte social et culturel. Sous un rythme endiablé, des groupes composés essentiellement de tambourinaires improvisent sur les places publiques des pièces poétiques satiriques(tegchib) sous forme de bouts-rimés et, dans un style parodique s'efforcent de provoquer la générosité des passants. On les appelle "Diwan es-Salihin" (Le dire des purs) :

« Tu m'as donné dix sous

plaise à Dieu qu'ils me servent pour le pèlerinage

pourtant cette pièce est si vieille

qu'on la dirait souillée par le goudron

Mais c'est pour moi un gage de bonheur

Que Dieu te préserve de tous les maux

par l'intercession de Sidi Bel Abbès

Et la grâce du Maître des mondes. » (Didelon, 1951)

On peut ainsi noter cependant dès la première moitié du 20ème siècle, au-delà les pratiques populaires, la transition vers une tradition professionnelle qui lie danses, chants et musiques. Voici plusieurs fragments de ces chants populaires tels qu’ils ont été rapportés par un administrateur français au début de la seconde moitié du vingtième siècle : Chanson rurale (recueillie dans le bled)

« O toi, Mama, la séduisante/vêtue comme un officier/Dans ta belle demeure/Abdallah trouble ton sommeil/Agité par son souvenir/Adresse toi à Khira/Dont le talent te permettra/De chanter à ton bien aimé/la chanson d’amour éternelle/Qui l’aménera à tes pieds. » (Didelon, 1951, p. 19)

Regrets (Cheikh Boualem ben Taïeb) :

« O mon âme, ne sois pas soucieuse dans ce siècle de chacals/Laisse-toi bercer et sois indulgente / Si tu rencontres une tribu adorant des animaux / Dis – leur ‘Voilà de beaux êtres humains’/ Tends-leur une poignée d’herbe verte/ Ils t’aimeront ainsi, même si ta monnaie est de bronze/ Hélas ! les gens sensés ont disparu sous terre/ Peuplant les cimetières de leur sagesse et de leur considération. » (Didelon, 1951, p. 23)

Bambara :

« Bambara est arrivé du Soudan, nu, pieds nus et fatigué

Bambara, esclave de Guinée s’enivre de benjoin

Bambara : gumbri, tebel et qarqabou

Bambara aime les fèves à la folie

Bambara aime les figues pour tous ses repas

Bambara tue un bouc et en fait des conserves

Bambara quand Monsieur mange la viande

Madame se contente de la graisse

Bambara est malin, sa femme plus encore. » (Didelon, 1951, p. 30) (Voir la version chantée par Mohammed El Kamal oui, oui dans les années 30)

L’essentiel est que ces chants et les groupes musicaux qui les colportent forment l’essentiel de l’activité d’animation et de divertissement dans les milieux populaires :

« De tous les coins du département, on a recours à ses orchestres, aussi, toute fête de famille à Sidi Bel Abbès n’a lieu qu’en faisant appel à l’un d’eux, faute de trouver sur place les éléments voulus. Cette renommée dépasse même le cadre régional puisque certains musiciens et "meddahs" sont pourvus de contrats pour l’enregistrement de disques, à Alger, notamment. » (Didelon, 1951, pp. 42-43).

D’ailleurs, dès le début de la colonisation, on voit des groupes professionnels de musiciens tenter de diffuser leur art hors de leurs espaces traditionnels de prestation. C’est le cas, par exemple, de ce groupe de Kabylie qui, le 30 novembre 1868 entreprend une démarche par l’intermédiaire du Bureau arabe. Il s’agit d’une lettre au sujet de cinq musiciens de la tribu des Maakla cercle de Tizi Ouzou, deux danseuses et un interprète qui désirent se rendre en France pour y exercer leur profession et sollicitent la faveur du passage gratuit d’Alger à Marseille.

Les chanteurs et musiciens comiques adaptent les mélodies à la mode et les refrains les plus faciles alors que le genre troupier popularisé dans le café concert se développait sous l’impulsion de Edmond Yafil. Allalou s’était illustré dans des chansonnettes comme « L’adjudant Messaoud Bidoun », « Le chat de Rozita » et « Ennas el koul habouni » (tous les gens m’aiment), dans les années 20-22.

On trouve même des chansons publicitaires qui mêlent réclame et fantaisie :

Allo ! Allo ! Omar Kachi jdid

Cheft elyoum dik shana

Gouli Ya khouya Essendid

Guerjoumti rahi attchana

Refrain

Echerbi Phenix ya setta la Marquise

Yetfi Laatache, Yettfi Laatache

Bel Phenix, thess benessma ya laazize

Tetfechker  ou tetfechech

Ouekte Esmayem

Rihtou Dayeme

Tnedji m’elhame

Echerbi Phénix, ya sette la Marquise

Echerbi Phénix, echerbi Phénix[4]

Dans les années 30 les chansons en vogue à Alger sont celles du libanais Farid Ghosn, « Où étiez-vous mademoiselle’ (500000 ex.), ou les chansons franco-arabe : Habibti c’est formidable ; Dansez, dansez ya Benia ; En surprise Habibi djani ; Ya omrek ala voyage de noce ; Où étiez-vous Mademoiselle ? etc.

Mais on retrouve également toute une corporation de chanteurs dits « ambulants » qui se produisent durant les fêtes et mariages et sur les esplanades des villes et dans les marchés, des villages. Artistes de circonstance ou de nécessité, ils forment une sorte de confrérie de saltimbanques en rupture de sociabilité honorable. Ils sont les vecteurs d'une culture déstructurée par les avatars de l'histoire et les soubresauts d'une mémoire quelque peu approximative et souvent fantasque. Pourtant, leurs langages hétérogènes, leurs tonalités rugueuses et crues fixent les sensibilités et nourrissent le répertoire insondable des nostalgies.

Chansons satiriques et parodiques[5] (Miliani, 2005)

La chanson satirique de composition individuelle ou collective est assez prospère pour être présente dans l’ensemble du pays. Elle ressort d’une vieille tradition séculaire où s’exprimaient les antiques oppositions tribales, les rivalités entre ruraux et citadins, l’éternel conflit entre administrés et agents du pouvoir politique. Voici l’exemple d’un chant satirique du début du 19ème siècle à propos de la ville de Constantine qui participe de cette tradition citadine qui déplore l’envahissement de leur cité par les ruraux :

« Que voyez-vous dans cette ville qui se perd ? Elle s’est abâtardie

Elle ne peut plus s’appeler ville

A cause de la quantité de gens qui y sont installés

Toutes les races s’y sont abattues

En elles ont pullulé les gens bas et turpides ;

Les idiomes divers y sont parlés

Par les Kabyles elle a été remplie ; tous les Chaouïay sont venus

Les Souafa gens méprisables, et même les Mzirta y sont aussi…

Tous la terrorisent, c’est prouvé… » (Morizot) (Raymond, p. 139)

Mais c’est toute la culture d’opposition avérée ou explicite au système colonial que traduisent les formes chantées multiples qui empruntent le discours de la dérision ou de l’ironie :

« L’œuvre de salut national s’est réalisée sous d’autres formes : les satires du blidéen Kaddour Ben Khélifa, le vieux théâtre d’ombres d’Alger, qui joue un rôle satirique comparable à celui du guignol lyonnais, les canulars qu’on monte aux Roumis, quand l’occasion s’en présente, les plaisanteries et les refrains populaires des enfants, habiles à donner des surnoms drôles à toutes leurs réalisations, les réjouissances spontanées qui s’expriment chaque fois que l’autorité coloniale est ridiculisée… » (Meynier, 1981, p. 253)

Puisant dans une tradition déjà ancienne, les artistes d’occasion ou de métier du début du 20ème siècle renouvelleront le genre et le diffuseront au travers de répertoires qui se diffuseront par l’intermédiaire de la radio, du théâtre ou du disque. Pour Saadeddine Bencheneb, ces chansons satiriques relèvent de plusieurs thématiques :

« A côté de l’amour, il est une autre source où les satiristes vont puiser leur inspiration : la vie religieuse. Loin d’eux la pensée de toucher au dogme, dont ils sont au contraire des défenseurs aussi ardents que les pieux docteurs d’Islam. Ils s’attaquent à toutes les innovations intéressées qui ont recouvert et dénaturé la vraie religion. » (Bencheneb, 1933, p. 84)

Mais on trouve aussi, durant cette période, au sein de la société coloniale elle-même, sous le mode satirique et parodique, une tradition chantée fondée à la fin du 19ème siècle par des chansonniers en France et par une littérature dite sabir qui fut illustrée par le personnage de Cagayous. Déjà chez les chansonniers, l’univers distancé de la colonie et la présence depuis le milieu du 19ème siècle des colporteurs sur le territoire de l’Hexagone avaient donné lieu à des chansons dont le célèbre ‘Marchand de Tapis’ qui fut créé par Dominus avant 1914-1918. Ce fut en effet Dominus qui écrit et interprète les premières chansons en sabir devant le public parisien. Il chanta « Au temps des pastèques » qui parodie « Le Temps des cerises » Dans le même sillage Roméo Carlès a donné naissance à la figure de Sidi Cacahouète en Oranie. Enfin Roger Prégor a popularisé pour sa part la chanson sabir au music-hall parisien alors que Llobrégat, sous le pseudonyme de Aïssa, enregistrait plusieurs parodies en francarabe dans les années 30.

Dans Li Ru’ d’Algi’

Paroles Charles Cluny air : l’ode au chameau

« Li ru’s d’Algi’, c’it pas d’la zoubia

borquoi bezef y en a

la fantasia

ti trouv’s di-Sbagnoul’ idi Roumy

di Matais, di z’Arbi

Ouallak R’obbi !

Bor fir li mircantis,

Di grand’ comm’ di biti,

Bas b’soin li magasin,

I son malins :

C’it’ en marchant

Dans li ru’s, qu’ti vois li marchands »[6] (Cluny, 1945, p. 9).

La chanson populaire légère et primesautière (celle qui est transmise familièrement), dont la formulation emprunte beaucoup à la structure de la comptine, n’en est pas moins fille de son temps ; elle est souvent marquée par des références qui renvoient à l’épaisseur historique et aux légendes urbaines

« ghna men wahran

el badawiyya ya raiss

el badawiyya bay tuness

mart el bay galat ya choumi

sidi el bey walali roumi

thazam behzam choumi

weyahdar bel fransawiyya ya slam sallam

refrain

mart el bey galat ya nari

wal franssiss dakhlou dari

wanaya hamla fi chahri

bel khal’a rmit sabiyya

ya slam salllam el badawiyya » (Soualah, 1913, pp. 114-115)

Enfin, on peut considérer que dès le premier tiers du 20ème siècle, se dessine une tradition de la chanson comique et satirique dont les pionniers furent Ksentini et Mohamed Touri. Elle se décline au travers de formes liées aux thématiques abordées (Hachelef, 1993) : disputes rapportées au travers de dialogues (El Khissam) ; énumérations de mets et de plats rimées (Tyafer ou Ramadaniyat) ; sujets tournant autour du mariage et du divorce (El qassa)
et enfin reprise parodique de chansons célèbres (El Mâakous) dont la plus célèbre fut chantée par Rachid Ksentini : « Ouach men ‘ar ‘alikoum ya rjal leflass » sur l’air et le modèle de « El Meknassia ». Elle s’impose et se développe dans l’oranais avec Benchaa (1925-1962) qui fut l’un des premiers membres de l’orchestre de Blaoui et un nationaliste fervent (il dirigea le cercle Nadi Saada). Il restera l’inégalable interprète de 'Boutertiga' que plusieurs générations d’oranais fredonnèrent. A Mostaganem Benaceur Ahmed qui travailla avec la troupe de Kaki se rendit célèbre avec ‘Samba, Samba terro’ et surtout ‘Zdaw dawda’. Dans les années 50 elle fut illustrée par Ali Abdoun, Rouiched, etc.

Les petites chansonnettes peuvent être associées aux formulations assonancées qui distinguent spécialistes et amoureux de pièces musicales
et chantées raffinées. Ainsi on connaît, dans le milieu des passionnés de musique arabo-andalouse, des dédicaces de mélomanes pour entendre un air : 

« Hadi Fi H’cin Nahar El-Youm

Like Wa Li Djemaâtek Ya Mâllem !

Ceci en ce jour heureux,

Est pour toi et ton orchestre, ô Maître !

Hadi Kel Qahwa Ber-Ram’l

Fi Khater Lah’bab Ya Âssel.

Ceci est comme un café Ber-Ram’l, ensablé

Pour ravir les amis, ô miel !

Hadi Men Ând Radjel Ghrib

Fi Khater Assamiïn Ya Habib.

Ceci est de la part d’un homme inconnu,

Pour le plaisir de tous les auditeurs, ô très cher ! » (Boughrara,
pp. 115-116)

Les femmes et la chanson populaire

Les femmes affirmeront dans l’espace musical tout à la fois les différentes facettes de leur sociabilité féminine en nourrissant le corpus des chants populaires domestiques (comptines, chants de travail, chants de noces
et thrènes funèbres) tout en développant leur registre propre dans les chants sacrés où elles spécifient, en particulier, à travers le culte des saints, une expérience de la spiritualité arrimée à leur condition sociale. C’est à travers elles que la transmission des chants populaires connaît le moins de déperdition, alors qu’elles marquent, au moment de leur entrée dans l’espace public de la prestation musicale, l’une des ruptures essentielles dans l’histoire musicale et chantée en Algérie (ce fut le cas des Banutât orchestres féminins constantinois spécialisés dans le hawzi et le mahdjûz (Saidani, 2005), les Meddahate el Bled dans les années 40 à Mostaganem ou de Badra Bent el Hessine, les fkirat d’Alger, Blida et Médéa, etc.).

Chanson des fileuses

« Yâ ghessalât es-sof, ya leqqâtât ed-domrân[7]

W tâ’men hâd-es-sôf, ntâ’ Aïcha bent En Krôf[8]

Toghzel noss-ertôl mn-es-sôf û-t’assi alâ uqiya »

O laveuses de laines ! O vous qui débarrassez (la laine) du domran

A qui appartient cette laine ? C’est la laine de Aïcha bent Enkrouf

Celle qui file (dans sa journée) une demi-livre de laine et dans sa veillée une once (de fil de chaîne) (Bel & Ricard, 1913, p. 47)

Plus populaires encore, dans l’Oranie des années 14-18, sont les chants de femmes pour ceux (père, frère, époux ou fiancé) qui, touchés par la conscription, se retrouvent dans les tranchées :

« helli, helli dîk et-touiqa

ouvre, ouvre donc cette petite fenêtre

elli medfourra belhouachi

qui est ornée de rubans

moulaha rah f-tranchi

le maître de maison est dans les tranchées

wersas almâni

sous les balles allemandes

ha mhaïni

ô ma douleur

mchit nsenyi, raddouni!

Je suis allée pour signer (et m'engager), ils m'ont renvoyée ! »

Les chanteuses dont la pratique est avant tout rattachée à celle du groupe de musiciennes acquièrent peu à peu une certaine individualité et commencent à se révéler au début du 20ème siècle :

« (…) De ce côté, les plus expertes des messemaât algériennes, chanteuses professionnelles, très recherchées dans les familles indigènes : Mmes Yamina bent el Hadj Mohammed el Haadj Maadi, la première des chanteuses et des instrumentistes de l’Algérie, Fathma bent Hamoud, kitardjia, très renommée ; Mimi bent Mohamed, habile à marquer les rythmes les plus compliqués sur la derbouka et les deux sœurs Zehor et Tamani bent Hamed joueuses de tar. » (Rouanet, 1905, p. 327)[9]

La chanson populaire dans l'entre-deux-guerres est illustrée par les chansons de Zohra bent Ouda, Aïcha el Ouahrania et Zohra el Relizania. Parmi les autres interprètes célèbres à l'Ouest du pays on peut citer les noms de Cheikha Gotèche ainsi que Jâa et Houaria Zerka, Cheikha Saadia et cheikha Zoulikha, Soubria bent Menad, bnat(les filles) Baghdad du quartier de Medioni à Oran, Kheira Guendil, Snabbiya, Fatma el Khadem, Mama el Abassia et cheikha Aïchouch. Aïcha el Ouahrania chantait à la fin des années 20 :

« Mama sekkertek china

outejbed el bla

welleftni bedakhla

wegtaat erjel

mama! wech jabek le blaya newitni »

« Mama tu as le vin mauvais

et ça te rend querelleur

tu m’as habitué aux visites

puis tu as cessé de venir

mama! que t’ai-je fait pour que tu me harcèles

et me plonges dans l’inquiétude. »

Ce sont ces années là que les cheikhate s’imposeront progressivement, telles Cheikha Ouda, el Jarba (litéralement la galeuse) el Ouahrania et son célèbre « Dour Wahran dour », Habiba Essghira, Grelo (« cafard ») el Mostghanmia et Rabla Maasacria qui fera rentrer dans le langage courant sa chanson dédiée à la plage de la Salamandre sur la corniche mostaganémoise: « Salaman oua berd el hal », Cheikha Dahmana de Mostaganem, ou Cheikha Bachitta de Mascara qui au début des années 40 portait bottes, casquette et pantalons allait jusqu'à ravir la vedette au grand Abdelkader el Khaldi ainsi que Cheikha el Ouchma el Tmouchentia

A l'est du pays ce sont les 'azriyate de la vallée de l’Oued Abdi dans les Aurès qui marqueront de leur réputation avérée ou mythique un profil de chanteuses particulièrement subversives et transgressives :

« C’est là le pays des femmes libres, les ‘Azriya’, statut personnel exceptionnel et scandaleux en terre d’Islam, survivance d’un état social dont l’origine se perd dans la confusion du passé de l’Aurès. » L’Azriya est une femme, qui, veuve, divorcée ou répudiée, n’a pas de mari, sans pour cela être retombée sous la puissance paternelle. Après un premier mariage dissous, elle est absolument libre. C’est en fait une courtisane. Cependant, elle n’est nullement méprisée par les autres femmes et exerce souvent sur les hommes un ascendant tel, qu’on en trouve parfois à l’origine de graves affaires locales, comme conseillères de personnages influents, exerçant ainsi une véritable autorité sur tout un clan.

Le plus souvent, on la voit dans les cafés maures, boire et jouer avec les hommes, chanter et danser pour gagner quelque argent, ou simplement pour le plaisir. L’Azriya peut d’ailleurs se remarier et mener ensuite une vie normale (…)

Voici quelques exemples des chansons libres et barbares des femmes de ce pays :

« Ma maîtresse est une fleur/Au sommet d’une montagne escarpée/ Aucun chemin ne mène à sa demeure/ O conseiller fasse que mon cœur y accède.

O ! Maîtresse Hadda, accepte une union saine et consentie/ avec des douros bien arrondis/Ou par la poudre, tu seras anéantie/ Réponds à mon cœur, tu connaîtras le Paradis/ Refuse à mon cœur, tu connaîtras la douleur et l’enfer.

Répudie-moi, répudie-moi, tu ne me plais plus/ Je t’offre cinq mille francs/ Pour être libre avec mon bien aimé » (Cazebonne, 1950,
pp. 5-6).

Le café chantant

Si les cafés faisaient partie de l’univers de la cité sous domination ottomane, c’est avec la colonisation que vont se développer dans les villes les cafés-concerts où des chanteuses (généralement des prostituées), sur des estrades, chantaient des zendani au rythme de la derbouka. Les musiciens hommes les accompagnaient à la kamendja, kouitra et le tar. Les danseuses qui les accompagnaient furent interdites de prestation au début des années 20.

Certaines chansons qui sont structurellement marquées par leur espace de prestation, ici par exemple le café des libations ‘qahwat el zhou’ passeront peu à peu dans le registre du traditionnel.

ghania liba’d el moughaniyat fi qahwa el-zhou

bellaraj ya twil el gayma

ya sakan bin el ghrafa elatnin

balak tar’a bhirat lalla

moulat el-khoulkhal bou-ratlin

bayt

men oum mana men el hajjalat

alli tedhan rassha bel-zzit

khallatni wamchat lalrjalalat

wa-ana ‘azab fi-mqama el-bit.

Cigogne au long corps, dont la demeure s’élève entre deux chambres hautes, garde-toi d’aller pâturer le jardin de la dame qui porte un khalkhal de deux livres !

Ma mère m’a appris à ne pas me fier aux femmes qui, n’étant pas en puissance de mari, oignent leur tête avec de l’huile : elle me laissait pour aller avec des hommes alors que j’étais un garçon en âge de mariage » (Desparmet, 1907, pp. 72-73).

Plus qu’une simple réalité sociale, le café chantant est un topos de l’imaginaire colonial. Il intrigue les voyageurs curieux et inspire les peintres en vertu de son caractère typique et de son univers plus ou moins trouble
et inquiétant. Les écrivains dits coloniaux lui font un sort pour tracer sans trop de nuances la différence presque de nature entre les deux modes d’être qui coexistent dans l’univers colonial.

On retrouve cependant sous la trame romanesque convenue et amplement dévolue à l’esprit exotique du début du 20è siècle, chez Elissa Rhais, des faits documentés avérés sur ces cafés essaimés dans les villes de la Mitidja et des chanteuses qui en assuraient la notoriété auprès de la clientèle. Néanmoins si l’évocation est fortement romancée cela ne nous empêche pas de retenir le fait que la plupart des chanteuses évoquées ont pour la plupart réellement existé (cf. le témoignage de Mahieddine Bachtarzi)

« Devant le grand portail, éclairé par un fanal enfumé à l’intérieur duquel vacillait une mèche à pétrole, le groupe des Arabes s’augmentait à chaque instant de nouveaux burnous blancs, surgis sans bruit des ruelles adjacentes. Tous venaient se presser sur le seuil, autour d’une table recouverte d’une fouta bariolée. Derrière cette table, un jeune Kabyle était assis. Très propre, rasé de frais, il tenait entre ses mains une petite boîte de tôle verte qui lui servait de caisse. Chaque client passait, fouillait dans son tesdam, et avançait sans rien dire une pièce de cinquante centimes que lui ramassait prestement et enfouissait dans la petite boîte verte. Et aussitôt, après le portail entr’ouvert, un rideau de toile rouge s’écartait devant l’homme qui avait payé son droit d’entrée… » (Bachetarzi, 1977,
pp. 41-42)

« Halima Fouad El Begri était la première chanteuse du café Beggar, cette saison. Depuis deux ans environ, elle était ‘l’œil’ de Blidah. On ne parlait que d’elle dans tous les cafés maures de la ville, et en peu de temps elle avait atteint une telle célébrité que, de la Tunisie et de l’Egypte, on voyait arriver pour l’entendre des Musulmans avides de pur chant arabe, devenu si rare dans tout l’Islam. Pourtant Halima n’était pas une chanteuse de profession. (…) Son vrai nom était bien Halima bent Izza. Mais, pour l’ampleur et la puissance de son chant, on l’avait surnommée Fouad El Begri (Poumons de Bœuf)

Ce fait d’attribuer un sobriquet aux artistes est une habitude invariable dans les cafés chantants. Ces sobriquets sont toujours originaux, et quelques-uns méritent d’être révélés. Ils sont inspirés soit par la malice, soit par l’admiration des clients.

C’est ainsi qu’on avait connu Fathma Calyptus, c’est-à-dire Fathma à la taille longue comme un eucalyptus, et aussi, par le choix d’une épithète empruntée au français, l’on faisait une allusion ironique à la sympathie que cette chanteuse nourrissait pour les Roumis[10] ; Khira bent el Foul, Khira la fille des Fèves, la chanteuse aux dents de devant si épaisses qu’elles ressemblaient à des fèves ; Doudja bent el Djenn, Doudja la fille du Démon ; Fifi el Hadja, Fifi la Hadja, qui est allée en pèlerinage à La Mecque ; Doudja Degdeg, Doudja qui tremble (…pour avoir abusé de la boisson) ; Fathma el Ateq, Fathma la Vierge, arrivait tous les soirs au café accompagnée de sa mère, une vieille Bédouine qui faisait profession d’être excessivement pointilleuse sur l’honneur et la vertu de sa fille, spectacle assez comique ; Henna el Qemmara, Henna la Lunaire(belle comme la lune) ; Mouny fetlet ledjmel, Mouny au regard lent et oblique du chameau, etc… » (Rhais, 1920, pp. 52-54)

Chansons de contestation et de subversion

Durant toute la période coloniale, des chants nourriront l’espoir d’une émancipation proche, l’imaginaire d’une histoire glorieuse ou alors exprimeront la révolte et les ressentiments contre les spoliations et le mépris institués par le système colonial :

« Cavalier, retourne-toi, attends ; - Longtemps les chrétiens séjourneront ici ; Longtemps ils lèveront l’impôt dans le pays ; Heureusement je n’y étais pas.

Ils possèderont tout le pays ; - et l’Orient, sans limites ; - ses colonnes sortiront nombreuses ; soldats et commandement habile.

Ils te dévasteront, ô (Alger) la belle ; - et le pacha quittera tes murs ; - Les voyant te sourire tu les croirais sincères – ils te parlent, et leur cœur reste fermé.

Ils se posteront sur ta route à tous les cols ; - ils t’arrêteront pendant que tu fuiras ; - Ma parole, pour qui comprend, est la sagesse ; nul doute que les écoles ne se vident »[11].

La ritournelle qui se chantonnait au cours de la première guerre mondiale prenait prétexte du conflit avec l’Allemagne pour rêver d’une revanche contre l’oppression coloniale et le retour de la Sublime Porte :

« Les chansons algériennes sur la guerre disent donc le possible qui nargue fortement les Français : quand on chante Haj Guillaume, il y a des risques mais c’est sans équivoque. En revanche, quand on en appelle au commandeur des croyants, on exprime la même chose, mais en plus ambigu » (Meynier, 1981, p. 621).

D’autres chants invoquent d’une manière plus précise les avanies de l’exploitation coloniale et mettent en exergue les ressentiments des notables et des chefs traditionnels :

 « Voici quelques vers extraits d’un poème en arabe laissé par un caïd poète (Si Lahmidi Bendjoudi, caïd du douar Medjana, siège de l’ancien fief des Moqrani, exerce sa fonction de 1914 à 1933 environ. Il a laissé plusieurs poèmes inédits que ses amis intimes aiment écouter dans leurs réunions) :

Dubec (nom de l’administrateur de la commune mixte), notre terreur,

Sa tête ressemble à celle d’un éléphant,

Ses cris rappellent un bateau levant l’ancre,

Plutôt, un serpent à sonnettes dans une ville en ruines,

Tout tremblants, nous nous dirigeons vers le bureau,

Il ne respecte point nos caïds,

Il les traite comme le bas peuple,

L’oncle Bacha (le chef des cavaliers) bien malheureux lorsqu’il l’appelle imbécile,

L’interprète s’embrouille et halète comme un chien malade. »

C’est un poème qui décrit l’atmosphère étouffante de la commune mixte.
La violence se manifeste déjà par le physique du chef : tout en lui exprimant la force. L’éléphant, le bateau et le serpent forment les éléments constitutifs de cette personnalité morbide » (Smati, 1998, pp. 84-85).

C’est dans cet esprit également que la chanson populaire met le doigt sur la spéculation et l’usure qui saignent la population et l’acculent au désespoir :

« Le poète qui chante la détresse des gens de son terroir le sait :

« Nous sommes perdus dans les dettes ; c’est Dieu qui l’a voulu

Nous avons beau payer, boucher les ouvertures

Les créances augmentent sans cesse : chaque jour voit surgir un avertissement

Lorsque l’huissier arrive, on croirait voir un aigle

Ravir tout ce que l’on tient dans les mains et l’emporter pour lui

Quel remède guérira cette plaie pestilentielle !

Hélas ! Nul n’a le pouvoir de délivrer celui qui se débat dans les étreintes des dettes » (Gourgeot, 1891, pp. 168-169).

A cette actualité sociale et politique que la chanson populaire prenait en compte s’ajoute tout un corpus de poèmes prophétiques dont les plus célèbres en Oranie furent ceux de Zenagui Bouhafs (mort en 1892) et de Mohamed Belouahrani et qui continuent jusqu’à nos jours à être déclamés par les poètes itinérants dans les souks des villages de l’intérieur du pays.

Ainsi la longue pièce poétique de Belouahrani, inspirée d’un rêve et connue sous le nom de “Chikhi ya chikh” (Mon maître, ô maître!) présage en 1822 du départ des turcs, de l’occupation française, l’exode rural, la famine, l’invention du téléphone, du magnétophone et de la télévision et de l’indépendance de l’Algérie. Cette veine prophétique d'essence rurale et millénariste côtoie des expressions plus légères et urbaines.

 En réveillant et en magnifiant le souvenir des gloires anciennes de l’Islam, - historiques ou légendaires, peu importe pour l’imagination populaire - nos aèdes en burnous, avec leurs inventions chevaleresques plus encore qu’avec leurs lamentations et leurs diatribes, ont façonné à la société indigène une âme nouvelle, où la xénophobie irraisonnée a fait place à une velléité collective de résistance et de réveil. Ils ont ranimé son orgueil racial, lui ont communiqué le sentiment d’une solidarité plus étendue que la tribu et changé de vagues affinités nationalitaires en un nationalisme naissant, qui deviendra de plus en plus réfléchies et conscientes (…)[12] (Desparmet, 1939, pp. 192-226).

La figure la plus populaire des chants et des ballades fut sans conteste celle des ‘bandits d’honneur’ et ‘hors la loi’ qui préfigurèrent, depuis le début du 20ème siècle jusqu’au déclenchement de la lutte de libération nationale en novembre 1954, la résistance armée au colonialisme. Amplifiés par la narration poétique, les faits et gestes de ces héros populaires ont nourri à la fois la culture de la résistance et l’imaginaire romantique des populations, en particulier celui des femmes qui ont souvent produit et transmis ces chants. Bouziane El Kalaï, Djilali el gatâa, Arezki Belbachir ou Messaoud Ben Zelmat furent les plus célèbres de ces redresseurs de torts et d’opposants aux forces de l’ordre françaises.

« Sur les monts du Zellatou

Mon bien-aimé

Tient ses ennemis à genoux

A la main un 86 chargé,

En bandoulière un fusil à broche

Au côté gauche

Des munitions plein la sacoche

Qu’il est courageux mon bien-aimé

Messaoud ben Zelmat(...) » (Morizot, pp. 171-173)

Gilbert Meynier développe toute la dimension quasi charnelle qui caractérise l’évocation de ce héros populaire dans les Aurès :

« Plusieurs strophes font de Ben Zelmat, le chef légendaire dont le souvenir marque encore les Aurésiens, notamment un long poème érotique où brûlent le désir, l’espoir et la souffrance à la mort de l’amant dont le ‘contact’ n’est que ‘douceur’ livré au Roumi par de vils compagnons. (…)

Il est évoqué en particulier par un des chantres de la chanson aurésienne, Aissa Djarmouni :

« L’foudhi n’ounesmar !

L’belgheth doug dhar

Widhin dh’l-messâoudh Ouzelmat

Sebber a rebbi matta waïblan !

Fusil à capsule longue !

Habillé en tenue militaire !

Il est le fameux Ouzelmath !

Mon Dieu quelle coïncidence m’amena jusqu’ici ! »[13] (Haddad, 2007)

Mais la chanson populaire traduit également les évènements politiques en relation avec l’émergence des leaders politiques musulmans et les relations complexes avec les changements politiques en France. C’est le cas ici d’une chanson qui fait l’éloge du Front populaire et du Docteur Bendjelloul dans les années trente :

Kent França tahratt alina

Khredj liha ouahd men ksentina

Gualallha tranquil tkhalina

Y gouloulou ‘Bendkjeloul’

Vive Bendjelloul

Mahna hta l’Astemboul

Makanchi kif Bendjelloul

Ahna Front Poupulaire

Manehabouche la Guerre

Nhabou naïchou sur terre

Rana mân la classe ouvrière

Maana el camarade Blum

Vive Blum

Khali de La Rocque ou shabou

Ki lekleb y nabhou

Maana el camarade Blum

Vive Blum”[14]

 La chanson populaire est effectivement liée au fait politique puisqu’elle accompagnera souvent les activités naissantes du mouvement national : « Il est à noter que le PPA est implanté dans l’espace chaoui dès le début du mouvement puisque nous avons relevé un chant qui appelle à prendre part au mouvement messaliste :

A diligui a diligui!

Hammouousaid d’abrizouni

Yetsaledd fellawen l’hadj Massali

Yeqqarawen l’-vot id nl’-watani!

O délégué ! O délégué!

Hammou Oussaïd est fait prisonnier !

Messali Hadj vous adresse le salut !

Vous recommandez de voter nationaliste. » (Haddad, Colloque pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l'histoire franco-algérienne 20-22 juin 2006, 2007).

Conclusion

Cet ensemble de rappels qui ont porté à la fois sur un parcours dans la durée et sur quelques expressions de la chanson populaire en Algérie ne sauraient donner toute l’amplitude des formes et des circonstances de cette expression aussi variable qu’éphémère dans la plupart de ses formulations. On retiendra bien entendu que sa transmission par l’oral ou au travers des enregistrements divers (disques, radio, etc.) a permis pour beaucoup de ces productions de donner un liant social (au travers des phénomènes de ritualisation ou de manifestations communautaires) et transgénérationnel. D’autre part, ces chansons sont des creusets pour les marquages identitaires au plan linguistique, local, générique et historiques. Le caractère fragmentaire de la composition du chant a permis souvent sa préservation au plan mnémotechnique, alors qu’une grande part de son référent situationnel et de son inscription dans l’échange social sont souvent perdus. Néanmoins, comme nous avons pu le voir dans notre parcours, les chants populaires constituent un véhicule vivant dans le travail de mémoire social et symbolique pour les individus et la collectivité. Ils demeurent de ce fait un outil extrêmement riche pour les études d’anthropologie sociale, linguistique et littéraire.

Bibliographie

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Hadj MILIANI - حاج ملياني


Notes

(1) Professeur, Université Abdelhamid Ibn Badis-Mostaganem, 27000, Mostaganem, Algérie

(2) Directeur de recherche, Centre de Recherche en Anthropologie Sociale, 31000, Oran, Algérie

[1] Article déjà paru dans les cahiers du CRASC, n°19, 2009, pp. 9-35

[2] « Le fait de chanter et celui de danser entrent dans la même série d’actes prohibés par « la relation mutuelle de respect » ou « relation d’évitement », amsethi. Qu’il s’agisse de chants de groupe exécutés pour une assistance nombreuse réunie à l’occasion d’une fête ou lors de travaux extérieurs (agricoles), qu’il s’agisse de chants individuels entonnés par une seule personne à la maison, chanter se fera toujours de ne pas heurter les personnes formant une catégorie liée par la relation d’évitement » (Mahfoufi, 2006, p. 266).

[3] Bachterzi a évoqué cette nécessité d’écriture de l’histoire des musiciens et des chanteurs : « Mon plus grand souhait, en 1936, était d’écrire l’histoire des chanteurs et musiciens algériens. Malheureusement, le manque de documents et le peu de personnes connaissant ce milieu furent à l’origine de mon découragement et de l’abandon de mon projet. », (Bachetarzi, 1977, p. 12)

[4] Publicité. Buvez ‘Phenix’, sur l’air de Madame la Marquise. Paroles de Ridha, Musique de Misraki. Phénix, Anis distillé sur un programme de théâtre et de musique, 23 Novembre 1938.

[5] Je me permets de renvoyer à mon étude : Paroles séditieuses et rimes satiriques dans la chanson populaire en Algérie au cours de la première moitié du 20ème siècle parue dans mon livre : Sociétaires de l’émotion. Etudes sur les chants et musiques d’Algérie, Oran, Dar El Gharb (2005) à laquelle j’emprunte une bonne partie des exemples et des références (Miliani, 2005).

[6] Sabir qui chante. Recueil de 12 chansons en sabir par Cluny, Ch. (1945). Paris : Editions Marcel Labbé, p. 9.

[7] Domran, plante qui s’accroche à la toison des moutons

[8] Femme réputée pour sa dextérité

[9] Il s’agit d’une conférence donnée le 20 avril 1905 dans le Hall du Palais Consulaire à l’occasion des congrès des Orientalistes et des Sociétés Savantes.

[10] Elissa Rhais précise en note : « Fathma Calyptus, comme elle était surnommée à Blidah, devait plus tard venir s’installer à Alger, ouvrir un salon oriental, où elle reçut surtout des touristes européens, et être universellement connue sous le nom de ‘la belle Fathma’. Elle est morte quelques semaines avant la guerre ».

[11] Texte d’une chanson populaire arabe anti-française qui circule dans la région de Sétif, 30 Janvier 1917, Archives (GGA.9H5)

[12] Dans le même ordre d’idée voir du même auteur les articles : La conquête racontée par les indigènes, Bulletin de le Société de Géographie d’Alger, 1932, pp. 437-456 et Elégies et satires politiques de 1830 à 1914, BSGA, 1933, pp. 35-54.

[13] (Haddad, http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/France_algérie/communication.php3 ?id-article : 227).

[14] Chanson chantée en 1937 sur l’air de l’Internationale par des joueurs de football de Jijel de passage à Constantine. 

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