Les Turcs dans la poésie populaire Melhoun en Algérie. Emprunts et représentations

Le plus ancien texte de poésie en langue algérienne dite poésie Melhoun qui nous soit parvenu date du 16è siècle et les Turcs y sont déjà présents. C’est le fameux texte où Sidi Lakhdar Benkhlouf, célèbre panégyriste du Prophète, nous décrit la bataille de Mazagran (Belhamissi, 1969, pp. 65-71) (يلّس، أمقران، 1975، صص. 23-28) (الشّيخ، 1983، صص. 479-481) (بخّوشة، 1958، صص. 119-125)  (الشّيخ، 1990، صص. 69-83) (البوعبدلّي، 1973، صص. 23-29) (جمعيّة آفاق مستغانم، 2006، صص. 167-172)  qui s’est déroulée en août 1558 près de Mostaganem. L’armée musulmane, composée des janissaires turcs et des contingents arabes y était conduite par le bey Hassan ben Khaïr-Eddine(جمعيّة آفاق مستغانم، 2006، ص.167)

" يا سايلني عن طراد الرّوم * قصّة مزّغران معلومة

يا سايلني كيف ذا القصّة * بين النّصراني و خير الدّين "

« O toi qui m’interroges sur la bataille contre les Chrétiens * l’affaire de Mazagran est connue.

O toi qui m’interroges sur ce qui s’est passé * entre le chrétien et Khaïr-Eddine. »

Il s’agit bien ici de Hassan fils de Khaïr-Eddine Pacha. Hassan était le premier bey de l’Oranie (بونار و بن عبدالقادر، 1974، ص. 13).

L’apparition du Melhoun dans notre région a donc coïncidé pratiquement avec les débuts de la régence turque et ses textes ont, tout naturellement, gardé les traces tant linguistiques, qu’historiques et littéraires de trois siècles de présence ottomane.

Il n’est donc pas inutile, dans le cadre d’une réflexion sur l’influence ottomane dans notre pays, de procéder à une relecture des textes de nos poètes populaires afin d’en dégager des éléments de réponse concernant :

  1. Les emprunts faits à la langue turque dans la poésie populaire et leurs significations.
  2. La représentation du Turc dans ces textes et l’utilisation de l’image du Turc en poésie.
  3. Les rapports entre les Turcs et les poètes populaires.

Pour ce faire nous avons mobilisé un ensemble de textes significatifs allant des débuts à la fin de la présence turque, textes dont seulement une partie infime a été publiée, et dont les auteurs sont des poètes reconnus par la tradition et que nous pouvons considérer comme les porte-parole autorisés de la société à laquelle ils appartiennent.

Faut-il rappeler ici le rôle éminemment politique que ces poètes populaires ont joué en cette période d’intense mobilisation des énergies dans la lutte pour repousser les attaques des nations chrétiennes, et à leur tête l’Espagne ?

La poésie Melhoun a été utilisée comme un outil de propagande puissant par les différentes forces qui encadraient la société algérienne ainsi que par les différents pouvoirs en place.

Elle a dû subir aussi le contrôle de la culture savante dominante représentée, par exemple, par cet aréopage de lettrés et de poètes confirmés qui siégeait à Mazouna, vieille capitale du beylick de l’Ouest, redoutable jury devant lequel sont passés les plus grands poètes du pays.

Ainsi, doublement encadrés par le savoir classique et le pouvoir central, ce qui contribue à les élever à un niveau supérieur de perception des évènements, puisant, par ailleurs,  dans le terroir, la culture ancestrale et la maîtrise de la langue native et de l’art poétique local, qui leur donnent une influence profonde sur les cœurs et les esprits des plus larges couches de la société, les poètes populaires, ces amusnaw  (Bourdieu, 1978, pp. 51-66) ou sages de la nation peuvent alors exprimer, mieux que quiconque, le sens véritable des évènements qui font l’histoire de la nation.

Il suffit de parcourir rapidement un texte de melhoun de cette époque, relatant une bataille, par exemple, pour s’apercevoir que l’histoire est là, présente, non pas seulement l’évènement lui-même, mais ce qui le dit avec les mots mêmes des acteurs et de l’époque. Quand un historiographe classique s’exprimant en arabe parlerait d’une façon générale de «راية  » ou de « علم » ou de « لواء », le poète populaire, qui ne répugne pas, ne serais-ce que pour l’effet de style qui en résulte, à utiliser les mots d’une autre langue,   dira «سانجاق  ». 

Les emprunts à la langue des turcs dans la poésie populaire algérienne

L’influence de la langue des Ottomans sur l’arabe dialectal algérien a été étudiée et détaillée par le savant algérien Mohammed BenCheneb dans son fameux lexique des « Mots turks et persans conservés dans le parler algérien » (BenCheneb, 1922). Tout en écartant toute influence sur la syntaxe de l’arabe algérien, il relève principalement des emprunts de vocables en rapport avec la vie militaire, maritime, les métiers, et l’habillement.

Nous avons procédé, quant à nous - en plus de ce que nous avions nous-mêmes noté comme vocables significatifs en relisant nos corpus et les recueils dépourvus d’apparat critique - au dépouillement des glossaires accompagnant les anthologies de poésie populaire connues telles que le recueil de Sonneck (1904), celui de Ahmed Tahar (1942, pp. 110-142) sur Benguennûn, et de Azza Abdelkader sur Mestfa Benbrahim (Azza, pp. 159-219).

Une première constatation s’impose : la langue des poètes populaires, dont une majorité est originaire des villes et des tribus de l’intérieur, a subi une influence moins marquée que la langue de la conversation des citadins des villes de garnison comme Alger, Médéa et Constantine sur laquelle Bencheneb s’est basée pour son dictionnaire. Il semblerait que là où les contacts ne furent qu’épisodiques ou lointains, comme ce fut le cas entre le pouvoir turc et les tribus, la langue des autochtones n’a retenu que les vocables généraux « utiles » à connotation administrative et militaire. Ou alors, curieusement, des mots obscènes ou jurons qui revenaient, certainement, si souvent dans la bouche des janissaires dans leur rapport avec la population que celle-ci les a vite adopté en en édulcorant quelque peu le sens premier.

Citons comme exemple, le mot « سكمة » que l’on retrouve chez le poète El-Habib Benguennûn de Mascara (Dellaï, 2003, pp. 59-64) :

منين انصاغت يا ملاح ضي الهلال * نعطي الادهم في طوعها بشارة

نسمح فيه هديّة يروح سكمة حلال * والعود بلا خيرة الاّ خسارة

Puisque « l’éclat du croissant » est désormais bien disposée à mon égard, ô gens de qualité * J’offre mon cheval noir pour elle au messager de bon augure.

Je m’en sépare, qu’il aille au diable ! Pour en faire présent, pour la bonne cause * et puis le cheval, sans Kheïra, ne m’est d’aucun profit.

Et aussi chez son contemporain et ami Adda Belbachir des Hachem de
Mascara :

الترك يڤولو نخلو شلف لا وهمة * و سويد يڤولو لجدودنا ذا الواد

احنا عزّه من بكري نموتو سكمة * ما نهدو هانة تبقى على الاولاد

Les Turcs disent : « nous allons vider (la vallée) du Chelif (de ses habitants), ne vous faites pas d’illusion! » et les Souids répondent : « ce fleuve est à nos ancêtres. Nous sommesses défenseurs depuis des lustres, au diable nos vies ! Nous ne voulons pas que nos enfants héritent de cette humiliation ! »

Beaussier explique l’expression «  سكمة فيه» par : « Qu’il aille au diable, que le diable l’emporte, au diable. » Quant à Bencheneb il lui donne comme origine le turc سكمك (sikmek) et l’explique par le latin (c’était une tradition d’expliquer les mots obscènes dans une langue compréhensible aux seuls savants) futuare.  e terme latin futuere signifie « avoir des rapports sexuels avec une femme », il est l’ancêtre du mot français très courant « foutre » qui signifie la même chose mais avec une nuance triviale.

Quant aux autres emprunts, ils appartiennent généralement au langage militaire :

  • سنجاق qui signifie « drapeau, étendard, pavillon », mais aussi « détachement de cavalerie » (Boris, 1958) est un terme très courant en poésie et encore utilisé dans des textes contemporains (Dellaï,  2003, p. 143).

"ليه نهدّ بلا تدراڤ* ركّبت سناجق وتنادهوا فرساني"

(عدة بلباشير)

Vers lui je chargerais ouvertement * j’ai fait monter mes pelotons et mes cavaliers s’exhortaient les uns les autres.

" كان جيشي هو المنصور * و السّناجق تترجّى ليه "

(بالعبّاس)

Mon armée remportait (toujours) la victoire * et les détachements de cavalerie mettaient leur espoir en elle.

" نشفى مرغوبي من الّي جات كودة * عين البرني سانجاق المير"

(بن ڤنون)

J’assouvirai la passion que j’éprouve pour celle qui est trop loin de moi * (La belle à) l’œil de faucon, (au port altier comme) l’étendard de l’émir.

  • قناق qui signifie « bivouac, étape, gîte d’étape, station, relais, espace que l’on parcourt dans une journée » :

" من جات مكادة دونها شوايف درڤت بغمامة * راها فالبهجة دونها اوطان و شحال قناقات"

(ولد مرزوق)

Celle qui se trouve hors de ma portée, par-delà des montagnes couvertes de nuages * Habite Oran. Entre elle et moi que de contrées et combien d’étapes !

"سجراري من أهل الرّشيدة * عين الكبيرة قناق مركاح سلاطين"

(بوعلام بطّيّب)

Je suis un Sedjari, un habitant de la Rachidia(province de Mascara), Aïn El-Kbîra est la station habituelle des sultans.

  • وجاق qui est un corps de janissaires, désigne aussi le pouvoir central, le gouvernement de la régence d’Alger :

" وجاقي طوّع السلاطن * عديانه ما تروح سالم"

(مجهول)

Mon corps de janissaires a soumis les rois * ses ennemis ne s’en sortent pas indemnes.

" بعد كان سنجاق البهجة و وجاقها * الاجناس تخافها في البر و بحرين"

(عبد القادر الوهراني)

Avant, Alger avait sa bannière et ses compagnies de janissaires * les nations la redoutaient, sur mer et sur terre.

  • الڤشايري/الڤشايريةle ou les janissaires :

و المرو الناكر واشتى يرضّيه * يا للّوشة بند الڤشايرية

وحشك هاض عليّ و وحش نجعي

(ولد امحمد)

Celui qui te repousse comment te le concilier, O fleur de la bannière des janissaires ? Le désir de te revoir et de revoir les miens me submerge.

يا ناري يا ناري * العالية فالغيد

يا ناري يا ناري * فالحلي كيف تميد

تمشي تڤول ڤشايري * شارب الخمر يميد

(علي كورة)

Ma flamme, o ma flamme ! El-‘Alia au milieu des belles ! Ma flamme, o ma flamme, comme elle se dandine dans ses atours ! Elle a la démarche d’un janissaire, pris de boisson, qui marche en se balançant.

  • الوند/الوندية/الاتراك الوندية désigne, selon Azza (1979 , p. 218), une catégorie de janissaires d’origine slave, réputée pour leur bravoure. A rapprocher de « لاوندي» que Dozy (1981) propose de traduire par « Levantin ». Ce nom de Wendes était donné par les Allemands du Moyen Âge aux slaves d’Allemagne : Polabes, Obodrites, Sorabes et Slovènes (Petit Robert, 1994).

" وانت تركية وبوك صال * خليفة باينا الوندي"

)بن براهيم(

« Et toi, tu es d’origine turque et ton père est puissant * c’est le khalifa (lieutenant) de notre bey le Wend. »

" بنود بنات الوند من بهاك نطواو"

 (سعيد المنداسي)

« Les bannières des filles des Wends, (vaincues) par ta beauté, se sont mises en berne. »

" نحسبك لاغا مسطول * مالاتراك الوندية

حر من برّ اسطنبول * بوه و امه تركية "

(بن حمّادي)

« Je t’ai prise pour un Agha ivre, un de ces Turcs des Wendes, un homme libre du pays d’Istanbul, de père et de mère turcs. »

 

  • ڤرم/ڤرميune autre catégorie de Turcs qui a marqué les esprits, ce sont les Turcs originaires de Crimée.

"هذه تحسب باي بطبوله تڤرّع * ڤرمي دايخ يسمى دالي شعبان"

(بن براهيم)

« Celle-ci, on dirait un bey avec ses tambours qui grondent, un Turc de Crimée, pris de vertige, qu’on aurait appelé Dali Chaabân. »    

" زند الهايفة سيف في يد ڤرمي سكر * من اسطنبول مولاه باي جبده"

 (بن براهيم)

« Le bras de la sylphide est un sabre brandi par un Criméen ivre * que son maître, un bey, a fait venir d’Istanbul. »

  • بلهوان signifie champion, grand, dignitaire, selon Ahmed Tahar. En langue turque, پلهوان désigne le lutteur, l’hercule, l’athlète.

" و انت كي بلهوان * بالغوايط طبلك رنّان * بين جبابر ترزان * كي القيّاد مع الوزرا"

(قدور بن عثمان)

« Et toi, pareille à un dignitaire turc, avec ses tambours et ses trompettes, tu t’avances avec gravité, escorté par des braves, comme les caïds et les vizirs. »

  • بطل اصلان/صلان ou أرصلان (lion en turc) que Azza traduit par « héros authentique ».

"نتعرف بها و نعرف ناسها * ظني هذه بنت بطل صلان"

(بن براهيم)

« Je veux faire sa connaissance et connaître sa famille * je la soupçonne d’être la fille d’un véritable héros. »

" أرصلان ابن الكبرا * كي دخل دار السلطان

العرب عنده وزرا * و الحضر تقرا الاحسان"

(بن حمّادي)

« C’est un preux de rang élevé, qui vient prendre possession du palais. Il a pour vizirs des Arabes et les Maures l’entourent de prévenances. »

  • دنّوش désigne l’impôt que les beys apportaient en personne à Alger, et d’une manière solennelle, tous les trois ans. C’est l’un des rares mots turcs qui ont donné un dérivé : يدنّش qui signifie « aller payer l’impôt à Alger ». Rappelons ce passage de la célèbre élégie de Salah Bey où celui-ci, peu avant son exécution, déclare :

" دنّشت لدزاير * و لا عرفش قلبي واش الّي صاير * بايات تتغاير * باي ابراهيم جاي بغزارة"

« Je suis allé verser l’impôt à Alger * mais mon cœur n’a pas deviné ce qui se tramait * les beys se jalousent et le bey Ibrahim est arrivé en force. »[1] (Berque, 1978, p. 400)

Il serait intéressant, dans une autre étude, de suivre, par exemple, l’évolution de ses emprunts au cours du temps dans la poésie populaire pour savoir lesquels ont disparu avec leur époque et lesquels ont survécu. En tous les cas, le seul terme que nous retrouvons encore dans nos chants actuels, c’est le fameux « سنجاق ». Un poète contemporain, Mustapha Toumi, dans un chant rendu célèbre par le maître de la chanson chaabi El-Hadj M’hamed El-‘Anqa, écrit à la fin de la qacida (Dellaï, 2003, p. 143), comme pour rappeler un passé glorieux et revendiquer une filiation historique : 

" الجزاير عهدها جديد * سنجاق يرفرف * تمّيت و قلت بالشّفا "

« L’Algérie vit une ère nouvelle, son drapeau flotte (au vent). Et moi je termine en disant : "prompt rétablissement !" »

Enfin, au travers de toutes ces citations, se devine une époque de bruits et de fureur, et se dessine, par petites touches, cette image du Turc, telle que se le sont représentés les autochtones.  Cette image est naturellement stéréotypée et la figure du Turc, construite sur la base d’attributs physiques, psychologiques et comportementaux sommaires, a été rapidement utilisée par les poètes comme un élément de renouvellement de leurs procédés rhétoriques.

 Car chez nos poètes l’art de l’amour est décrit comme un art de la guerre. La métaphore amoureuse est une métaphore guerrière. L’amour n’est pas un angelot qui vous transperce joliment de sa fléchette, mais c’est un conquérant à la tête de ses troupes, un seigneur de la guerre impitoyable. Et c’est ainsi que tout naturellement la figure fortement martiale du janissaire turc a trouvé sa place dans l’imaginaire poétique populaire.        

Car l’apparat du dignitaire turc et le luxe recherché de sa mise rappellent au poète le spectacle impressionnant de la bien-aimée dans ses plus beaux atours. Jusqu’à sa morgue et sa brutalité qui sont comparables aux rigueurs que la belle indifférente inflige à son malheureux soupirant.

Nous allons voir ainsi quelles sont les principales caractéristiques dont nos poètes affublent le Turc et comment, connotés positivement ou négativement, elle dessine une image assez ambiguë du personnage. 

Portrait du Turc et appropriation de son image

Les poètes populaires ont été très tôt impressionnés par l’allure et la puissance des Turcs. Leurs textes relèvent plusieurs caractéristiques propres à ces nouveaux chefs de la nation tournant autour de : la noblesse du maintien, la puissance guerrière, et l’orgueil. Comme la majorité des emprunts au niveau de la langue, les représentations s’inscrivent elles aussi dans le paradigme polémologique.

 Car comme nous l’avons déjà noté, la figure du Turc est en définitive une figure guerrière. Il représente la force brutale et le pouvoir, en temps de guerre comme en temps de paix, et, comme tel, il doit être en représentation continuelle, c’est-à-dire qu’il doit se donner à voir, et faire étalage de sa puissance pour d’abord frapper les esprits avant d’assujettir les corps. Le Turc aime parader :

"وانت كي بلهوان * بالغوايط طبلك رنّان * بين جبابر ترزان * كي القيّاد مع الوزرا"

(قدور بن عثمان)

« Et toi, pareille à un dignitaire turc, avec ses tambours et ses trompettes, tu t’avances avec gravité, escorté par des braves, comme les caïds et les vizirs. »

"شافت عيني هيفا * على النّسا شايفة * تتمشّى بظرافة * بحال باي الزمول

فاتت شمس الوڤفة * شعاع بدر الوفا * باي خرج للحيفا * نواعره مع الطبول"

(بن عثمان)

« J’ai aperçu une beauté svelte qui surpasse toutes les femmes. Elle marche avec grâce, tel le bey à la tête de sa cavalerie. Elle éclipse le soleil de midi, et rayonne telle la pleine lune. C’est un bey sur le pied de guerre, avec ses tambours et ses timbales. »

" آ ضيا شمعة مقصورة * ثاڤبة عند السلطان

باي مارڤ في طورة * تبّعوه ربع وصفان

خايفين من الغدرة * ما عطاوه شي لامان"

(بن حمّادي)

« O éclat de la chandelle qui luit dans un cabinet privé, allumée pour éclairer le sultan ! Bey sortant, en grand cortège, du palais, suivi par quatre esclaves sur leur garde. Car il ne leur a pas accordé l’aman. »

" جلستها كالباي يحكم بين الخصاما * ڤندوزي ماما

بالهدرة و الوجاب تقتل فيّ عيناني"

(بن شريف)

« Elle se tient tel un bey rendant la justice * Mama, ô mon élève * par ses mots et ses répliques, elle m’assassine ouvertement. »

Mais, souvent, sous la carapace du dignitaire turc solennel et compassé, perce le soudard débraillé. Les poètes populaires ont très souvent décrit le Turc comme un ivrogne, peut-être pour atténuer un peu de la frayeur qu’il leur inspirait et prendre une petite revanche sur le despote en le diminuant. Mais cela peut signifier plus que cela car la consommation du vin interdit l’exclue de la communauté des musulmans, le ramène insidieusement à ses origines non musulmanes et bat en brèche ses prétentions à se faire le héros de cet Islam qu’il bafoue allègrement[2]:

" إذا تمشي ڤرمي من كبار القنات * خارج من محكامة يروج سكران"

(بن ڤنون)

« Quand elle marche, on dirait un Turc de Crimée des plus grands personnages, pris de boisson, et qui sort du tribunal en titubant. »  

" نحسبك لاغا مسطول * مالاتراك الوندية

 حر من بر اسطنبول * بوه و امه تركية "

(بن حمّادي)

« Je t’ai prise pour un Agha ivre, un de ces Turcs des Wends, un homme libre du pays d’Istanbul, de père et de mère turcs. »

"محمد الاسڤم * رايس العرب و العجم * ما منّه يسلم * كل من عاداه

إذا يتكلّم * غير تركي من الڤرم * سكران مزغتم * ويح من يلقاه "

(بن عثمان)

« Mohammed à la haute stature, le chef des Arabes et des étrangers, aucun de ces ennemis ne lui échappe. Quand il prend la parole, c’est tout à fait un Turc de Crimée, ivre et en colère. Malheur à celui qu’il croise sur son chemin ! »

" يا ناري يا ناري * العالية فالغيد

يا ناري يا ناري * فالحلي كيف تميد

تمشي تقول ڤشايري * شارب الخمر يميد"

(علي كورة)

« Ma flamme, o ma flamme ! El-‘Alia au milieu des belles. Ma flamme, o ma flamme, comme elle se dandine dans ses atours. Elle a la démarche d’un janissaire, pris de boisson, qui marche en se balançant. »

Une autre caractéristique, négative, a été relevée par les poètes : sa méconnaissance de la langue des autochtones qui ne comprennent pas son « baragouin ». Ce défaut n’est pas fait pour lui faciliter les rapports avec la population et peut expliquer, par ailleurs, son impatience et sa forte susceptibilité.

" تحسبها تركي دايرة فوڤ الراس عمامة * ما يعرف عربيّة كبير يحكم فالباشاوات "

(بن شريف)

« On la prendrait pour un Turc avec son turban sur la tête. Un Turc qui ignore l’arabe, un grand personnage qui règne sur les Pachas. »

" نحّسبك لاغا مصطول * من كبار الونديّة

حرّ من برّ اسطنبول * بوه و امّه تركية

ما عرفته واش يڤول * في لغاته العجميّة "

« Je t’ai prise pour un agha ivre, un des grands Wends, un homme libre, originaire d’Istanbul, né de parents turcs. On ne comprend pas ce qu’il dit dans sa langue barbare. »

Plus grave encore, le Turc, est décrit, sous la plume de nos poètes, comme un homme plein d’une colère rentré, prompt à s’emporter, animé, sur les champs de bataille, d’une fureur guerrière dévastatrice :

"قصتنا يا صاحبي أنا و علية * كي الاجواد نهار نطحو بن عصمان

ڤلب الباي على جواد غريس ملان "

(بلبشير)

« Mon histoire avec Alia, c’est comme les Nobles quand ils ont affronté Ben Osman. Le cœur du bey était plein de rage contre les Nobles de Ghrîs. »

" و سويد جاو للشوم عڤدهم طافحين * و التّرك شاربين الهبال في سطلة "

(بسويكت)

« Les Swîd, aux cavaliers audacieux, sont venus pour se battre. Les Turcs (quant à eux) ont bu la fureur (guerrière) dans un seau. » (Tahar, 1975, p. 260)

Il est curieux de remarquer, tout de même, comment deux éléments de la population algérienne, l’un le Turc, placé au sommet de la hiérarchie sociale, et l’autre, l’esclave noir, au bas de cette hiérarchie, sont crédités des mêmes caractères négatifs : la propension à la folie furieuse, et l’inintelligibilité du langage. Dans le cas des Turcs c’est une sorte de furie qui rappelle cette furia francesa (furie française), des guerres de l’époque de la Renaissance, en Europe, c'est-à-dire une fureur des champs de bataille. Dans le cas des noirs, c’est une sorte de crise de folie furieuse, moins noble, appelé «كورية  » (Colin, 1993, p. 1708) ou «بوري  » (Beaussier, 1958, p. 88). De plus, dans les deux cas, ces éléments allogènes ne sont pas capables de s’exprimer clairement, le même mot « كورية » d’ailleurs, désigne le dialecte africain de ces noirs qui n’est, pour l’arabophone qu’un baragouin incompréhensible.

Il y a ici, me semble-t-il un double aspect : d’une part une volonté de représenter l’autre, le non-Arabe, comme différent, d’en souligner l’étrangeté, et d’autre part un désir de le stigmatiser en mettant en relief ses déficiences.  Loin de ses deux pôles de la confusion mentale et langagière, le poète populaire algérien, avec sa communauté, habite l’espace de la clarté de l’esprit et de l’expression.

Mais ces caractéristiques, bien que dépréciatives, n’entachent nullement la réputation de guerrier invincible qu’avait le Turc dans l’esprit des Algériens. Au contraire, par l’effet même de leur charge négative, elles ne font, en définitive, que renforcer cette image de foudre de guerre, et les poètes, puisant dans le bestiaire des animaux fabuleux de la tradition locale, sont allés jusqu’à comparer certains grands beys qui se sont illustrés sur les champs de bataille à de véritables dragons, et qui plus est, des dragons mangeurs d’ogres. Les ogres figurant ici, généralement, les tribus révoltées :

" و طراد البايات ما يلقاه رادي * غير الدّامي في الرّما قيّاس"

(بلعبّاس)

« Combattre les beys n’est pas l’affaire des lâches, il faut avoir de la témérité et faire mouche à tous les coups. »

" نڤّر طبله جات ڤومان قوية * خارج مالبهجة اسّرسب كالثّعبان "

« Il a fait battre son tambour et les cavaliers sont venus en masse.
Il est sorti d’Oran, (comme) un dragon qui glisserait (hors de son trou). »

" محمد بن عصمان صال * قادر ربّي يهديه

ثعبان كلا عيطة غوال * ما جا بطل يلاديه "

(بسّويكت)

(Tahar, 1975, p119)

« Mohammed Ben Osman s’est imposé par la force. Dieu est à même de l’engager dans la bonne voie. C’est un dragon qui a dévoré de nombreux ogres. Aucun héros ne peut l’égaler. »

Un autre élément de la psychologie supposée du guerrier Turc, qui ressort de ces textes, c’est son orgueil démesuré : le janissaire est si infatué de sa personne que les poètes parlent de véritable griserie, d’une ivresse plus forte que celle que peut procurer la boisson :

" في تونس و لا في بنات عرب الجريد * كذبوا من قالوا في الشبوب شبهوك

انت بالغيّ ملان كيف باي سعيد * و جنون ضميري ما بغاو ينسوك"

(بطّيّب)

« Ni à Tunis, ni chez les filles des tribus du Djerid, elles ont menti celles qui ont prétendu t’égaler en beauté. Tu es remplie de fatuité comme le Bey Saïd et mes démons intérieurs refusent de t’oublier. »

Mais cette vanité est pleine de danger car elle peut se muer rapidement en fureur quand elle rencontre l’insolence des Arabes. Nous comprenons mieux, maintenant, l’origine de cette colère d’Achille de nos janissaires : frottez l’insolence arabe contre la fatuité turque et vous allumerez le feu ravageur de la fureur ottomane.  Les Arabes ont-ils donc rendu fous les Turcs ?

Voici, à ce sujet, une anecdote très réaliste qui relate comment ont été déclenchées les hostilités entre les Turcs et la tribu des Souids, appelé aussi les Mhalls ou contingents, en souvenir de leur passé de troupes auxiliaires dans les armées des dynastes maghrébins. Evidemment les véritables raisons sont à chercher ailleurs, et nous y reviendrons. Mais ici, il s’agit tout bonnement d’une sorte de déclencheur, le « coup de l’éventail » de la guerre des Mhalls.

L’agha Ismaïl Benaouda El-Mazari, dans son livre sur l’histoire du makhzen d’Oran, raconte : « …Puis il s’en alla à Alger - il s’agit du bey Hadj Othman ben Brahim - et chemin faisant, il éprouva une grande soif. Arrivé chez les Mhalls, il leur demanda à boire et ils lui offrirent du lait. Mais au moment où il s’apprêtait à boire, ils renversèrent sur lui le récipient et se mirent à rire. » (بوعزيز، ص. 283).

En conclusion de ce chapitre, nous espérons avoir réussi à cerner un peu plus nettement les contours de la figure ambiguë du Turc, telle que la poésie populaire algérienne l’a transposée, du plan de l’histoire au plan de la littérature.  D’avoir mis en exergue les différents traits et caractères qui composent la représentation du Turc par les Algériens, telle qu’elle peut être recomposée à partir de l’exploration d’un ensemble de textes du melhoun.

 Mais cette interrogation de nos textes n’est pas finie, et il nous reste, après avoir parlé des emprunts, de figure et de représentations, d’aborder la question de l’attitude des poètes populaires face à la présence et à la politique ottomane et du rôle que certains d’entre eux ont pu jouer dans cette période.      

Les poètes populaires à l’époque des Turcs

Sidi Lakhdar Benkhlouf, du 16è siècle, était un poète du genre édifiant, spécialiste de l’éloge prophétique, un combattant et un saint. Sa position par rapport au Turc était celle d’un combattant de la foi soutenant un combat pour la foi. Il s’est donné, nous semble-t-il, pour mission d’exhorter, par son verbe, ses frères au combat contre l’infidèle. Sa spécialisation, elle-même, dans le genre édifiant était un signe d’engagement à une époque de forte mobilisation des signes religieux de part et d’autre des deux camps en lutte. Quand les Espagnols attaquaient au cri de guerre de « Santiago de Dios ! », en référence à Saint-Jacques-de Compostelle, les musulmans répondaient, naturellement, par « Allah Akbar ! ».

L’époque était mystique et messianique. Dans un passage d’un texte visionnaire, Sidi Lakhdar, nous délivre un jugement sur le règne des Ottomans, comme si cette période appartenait déjà au passé :

" الحكومة كانت زمان للتّراك * بالشّرع والهمّة وحلّة الوقر

علامهم مشيّد ما بين ذا وذاك * ناصرين الدّين ونقمة لمن كفر

سيوفهم من فوق الريسان للعراك * متبّعين احمد طه سيد البشر

اليوم يا حسراه مشات القوم ماشية * العساكر غابوا وانكسرت البنود

حكمهم فالدّنيا تمثيل فاكية * غير ساعة سكنت في منازل اللحود "

« Dans le temps, le pouvoir était aux mains des Turcs. (Ils gouvernaient) avec la Loi, le cérémonial et le respect. Leur bannière flottait ici et là, ils défendaient la religion et ils étaient le fléau de l’infidèle. Ils brandissaient volontiers leurs sabres à l’appel au combat, ils suivaient Ahmed Taha le seigneur des hommes. Mais aujourd’hui, hélas, cette nation a disparu, il n’y a plus de soldats et les drapeaux se sont brisés. Leur règne, dans ce monde, était comme un dessert. Un temps et ils gagnèrent leurs dernières demeures. » 

Inutile de commenter le texte, la position de Sidi Lakhdar est claire et son engagement au côté des Turcs est réfléchi. Ceci dit, il ne leur prête aucune allégeance et ne se soumet pas à eux, car son statut de descendant et de barde du Prophète, ainsi que son aura de sainteté le lui interdisent. Au contraire, et là, il inverse le rapport, c’est à lui et à ses descendants que les Turcs doivent, un jour, se soumettre :

" ذي الاتراك الّي تزدّك * تضحى لاولادي رعية "

 « Ces Turcs qui font les fiers-à-bras deviendront pour ma descendance des sujets. »

" طاعولي التّرك و السلاطن * و القبايل في المدون لولادي خدّام "

« Les Turcs, et les sultans sont déférents à mon égard et les Berbères (tribus) dans les villes servent mes enfants. »

" إذا نعبّر سيفي من شافني هرب * الاتراك تهاتي بي في كل جيل "

« A la vue de mon épée dégainée, on fuit ; les Turcs célèbrent mes mérites de génération en génération. »

Le poète Larbi Benhammadi, des Akerma, une fraction des Souids, est un poète du 17é siècle, de la région de Relizane. Au contraire de Sidi Lakhdar, il a composé aussi bien dans le genre badin que dans le genre édifiant. Il fut l’élève d’un poète légendaire, et léger, appelé Ali Kora, de la même tribu, connu pour sa passion exclusive pour sa contribule El-‘Alia qu’il n’a cessé de poursuivre de ses assiduités. Ali Kora ne fait que des allusions furtives aux Turcs dans ses textes :

" الانواجع سايڤة * شافو الباي دواو"

« Les tribus (avançaient) en poussant leurs troupeaux devant elles.
A la vue du bey, elles ont fui (dans toutes les directions). »

 Ali Kora a probablement été témoin des premières escarmouches entre sa tribu et les Turcs. Nous savons que dès le règne de Khaïr-Eddine, les tribus Souids qui occupaient la vallée du Chelif et dont les chef -  comme le fameux Hamida El-‘Abd -  princes de Ténès, se sont heurtés au nouveau pouvoir qui cherchait à s’étendre à leur dépend. Il y eu même, après l’assassinat du sultan d’Alger Salim Et-Toumi, une coalition de tribus arabes, les Thaaliba, de la Mitidja, avec les Souids, et probablement aussi, les citadins d’Alger, afin de renverser le pouvoir naissant des Turcs.

Mais, avec Hassan, le fils de Khaïr-Eddine, comme l’atteste Sidi Lakhdar, les Souids étaient en bon terme et ont même soutenu ce bey dans sa lutte contre les Espagnols. Sidi Lakhdar nous a même conservé les noms de ces chefs et les mots qu’ils échangèrent avec le bey à la veille de la bataille de Mazagran :

 "جاو شيوخ سويد للسلطان * فيهم أبوبكر و محمد

ڤالو له يا مير لا تليان * لا دين الاّ دين محمّد "

« Les chefs des Souids sont arrivés devant le Sultan, parmi eux se trouvaient Abou Bakr et Mohammed. « O prince, lui dirent-ils, tiens bon ! Il n’y a de religion que la religion de Mohammed. »

Et Sidi Lakhdar justifie ainsi le prestige dont jouissait Hassan auprès des Arabes :

" في أمره جات العرب طموم * سلطان عادل طاعته الأمّة "

« Sur son ordre, les Arabes sont arrivés en masse. C’est un prince juste et la communauté des musulmans lui obéit. »

Pour revenir à Ben Hammadi, une tradition populaire l’associe au fameux bey Chaaban Zenagui qui commandait à Mazouna. Le bey Chaaban Zenagui, grands pourfendeurs d’hidalgos devant l’Eternel, est mort en héros, sous les murs d’Oran, en 1687.

Les poètes rapportent une aventure galante qui a réuni le bey Chaaben, la belle Kheïra et le poète Benhammadi pour expliquer les circonstances qui ont présidé à la composition du poème intitulé «خفت منك يا خيرة * نحّسبك دالي شعبان  » (Tu m’as fait peur, ô Kheïra ! Je t’ai prise pour le bey Chaaban).

 Cette histoire nous paraît intéressante en ce qu’elle nous révèle un aspect inédit et méconnu des relations pacifiques entre les Algériens et les Turcs, et nous prouve qu’une petite vie de cours dans une cité comme Mazouna, première capitale du beylick de l’Ouest, a pu exister en réunissant autour d’un bey, des poètes et des belles galantes, pour des motifs plus légers que la guerre. Dans cette mêlée générale que fut l’histoire du Maghreb à cette époque, cette historiette a la douceur d’une trêve inattendue.

 Cheikh Abdelkader Bencherif, poète de Mascara, nous relate l’affaire dans une qacida intitulée (Ô femme, l’éclat de ta beauté me torture !) «يا مرا حسنك و بهاك عذّبني ») Dellaï, 2003, pp. 55-57)  Le poète Larbi Benhammadi, que sa bien-aimée Kheïra boude, supplie le bey Chaaban d’intercéder en sa faveur auprès de la belle. Le bey s’adresse alors à Kheïra et lui dit :

" نطق الباي للعارم * ڤال لها يا ضيا النجمة

محبوبك راه متحيطم * يستنا فيك عند الما

جيتك فالجاه نتكلّم * أنا باي نسّمّى

صوري محال يتهدّم * يا خيرة زينة الهمّة "

« Le bey prit la parole et dit à la belle dame : "ô lumière stellaire, ton bien-aimé est anéanti, il t’attend près du point d’eau. Je suis venu plaider sa cause auprès de toi, moi qu’on appelle le bey. Ma muraille ne saurait être démolie, ô Kheïra, pleine de grâce et de dignité !" »

La belle Kheïra accepte l’intercession du bey, mais elle lui demande une faveur. Elle veut bien revoir Benhammadi mais déguisée…en bey ! Elle veut jouer un tour à son amant. Alors Chaaban lui prête sa tunique, ses armes et même sa jument. Et voilà Kheïra sortant, au galop, de Mazouna tel le bey Chaaban en personne.

 " فوڤ فرس الباي مشات بلعاني * شور بن حمّادي شوف ما يطرى

شافها و تلع و ڤال يا غبني * الباي شعبان زعف وين نستظرى

لغات له ڤالت له يا الكاويني * غير ولّي ذيك الاّ اختك خيرة "

« Elle s’éloigna, sur la jument du bey, droit devant elle, dans la direction de Benhammadi, écoute bien la suite. Quand il la vit, il prit ses jambes à son cou, en criant : "Malheur à moi ! Le bey Chaaban est en colère, où puis-je trouver refuge ?". Alors, elle l’appela et lui dit : " Ô bourreau de mon cœur ! Tu peux revenir, ce n’est que moi, ton amie Kheïra". » 

Benhammadi est l’auteur d’un autre texte, du genre édifiant, où il s’attelle à réveiller la fierté et le courage de ses contemporains trop mous, à son goût, par l’évocation des mâles qualités qui ont fait la gloire des premiers héros musulmans. Ce texte contient quelques allusions à la situation des musulmans de l’époque et particulièrement des Souids (Dellaï, 2003, pp. 231-235) :

" أرڤب يا بن طالب العطّاب * يا راعي السرحان نعم السيد

من بعدك ولّى الديك عڤاب * تتحدّث بعراضها و تزيد

كان الكافر ما يجوز الباب * ولّى يتعدّى على التّحديد

من وطنه ولّى يجي سرّاب * من تمّة يغزي لتلّ سويد

طلّ تشوف على قبيلتنا * هذا هول كثير جوّزناه

حتّى السّلطنة جارت علينا * من صاب التّحديد يتعدّاه "

« Viens voir, ô Ali, cavalier émérite, toi qui monte Serhane, toi le meilleur des nobles seigneurs ! Après toi, le coq est devenu un aigle. Ils font des discours sur leur honneur et en rajoutent. L’infidèle ne passait pas la porte, maintenant il outrepasse les frontières. A partir de son territoire, il vient faire des incursions jusque sur les terres des Souids. Viens voir ce qu’il est advenu de notre tribu : nous avons traversé des périls sans nombre, et les sultans à leur tour nous ont opprimé, celui qui trouve des limites, les dépasse. » 

Pratiquement à la même époque, un poète citadin de Tlemcen, originaire lui aussi des Souids, le fameux Saïd El-Mendassi va devoir s’exiler au Maroc à cause des exactions commises par la garnison turque de Tlemcen sur les habitants. Il ralliera les premiers souverains alaouites, les frères Moulay M’hamed, Moulay Rachid, et deviendra un poète remarqué dans la cour de ces sultans et le précepteur et l’ami du grand roi Moulay Ismaïl.

 Il n’y a pas, à notre connaissance, dans les textes en melhoun de Saïd
El-Mendassi, d’allusion à ses démêlées avec les Turcs de Tlemcen. Le seul texte de cette teneur est une qacida écrite en arabe classique. Elle s’intitule «الإعلام فيما وقع للإسلام من قبل الترك بتلمسان و الجزائر »  et contient une critique sévère des Turcs de Tlemcen et de leurs complices, à leur tête le muphti Ibn Zaghou (بونار و بن عبدالقادر، 1976، صص. 87-91).     

Plus tard, El-Mendassi, à son retour d’exil, après sa brouille avec Moulay Ismaïl, est approché par les Turcs. C’est ce que nous révèle une note dans « Les Séances d’El-Aouali » (المقامات العوالية) (Faure-Biguet & Delphin, 1913-1914, tome II, pp. 285-310, tome III, pp. 303-374, tome IV, pp. 307-378) qui dit : « Les Turcs cherchaient à attirer El-Mendassi à leur cause, en raison de sa grande influence sur les siens : ils lui firent des avances pour obtenir qu’il revint résider dans son pays d’origine Mendès, lui promettant l’aman. Mais le cheikh, plus avisé, et du reste instruit par l’expérience, ne se laisse pas gagner et leur fit la fière réponse rapportée ici et qui du reste a passé en proverbe » (Faure-Biguet & Delphin, 1914 , tome IV, p. 371, note1).  

" بوبيّاضة و العزّ معاه * خير من منداس و ڤمحه

خير ياسر و الذّل معاه * طرف عيني ما تلمحه

عزّ في قفرا نهواه * بالقليل و الهنا نفّرحو

نرتجى مولايا بغناه * حد غيره ما نمطرحه "

« Bou Bayyâdha et la dignité avec, vaut mieux pour moi que Mendès avec tout son blé. Beaucoup de biens accompagné de mépris, c’est ce que mon œil ne verra jamais ! La dignité dans un désert ! Voilà, ce que j’aime, avec la pauvreté et la tranquillité, je vis heureux. Je mets mon espoir en Dieu qui enrichit, je ne m’agenouille devant aucun autre que lui ! »

Cheikh El-Mendassi était doublement prévenu contre les Turcs : en tant que membre de la tribu des Souids en guerre contre eux, mais aussi en tant que lettré de premier plan à Tlemcen et par conséquent solidaire des citadins de cette ville en conflit ouvert avec les Turcs.

En rejoignant le camp des Alaouites, il semble avoir opté, contre les Turcs, pour un califat arabo-musulman chérifien au Maghreb. C’est ce qui peut ressortir de la lecture de ses nombreux poèmes où il fait l’éloge du sultan Moulay Ismaïl. Cheikh El-Mendassi devait, sans nul doute, faire parti des proches conseillers qui ont soutenu sinon encouragé le sultan alaouite à combattre les Turcs, libérer Oran et étendre son influence sur l’Ouest algérien.

Un autre poète citadin de Tlemcen, Mohammed Ben Msaïb, a du s’exiler, lui aussi un peu plus tard au Maroc. Il nous a laissé deux élégies sur la décadence de Tlemcen à l’époque des Turcs : «اراد كيف فعل بها ما لها اختيار * سبّق لها في الأزل هكذا تكون » (Dieu a fait d’elle ce qu’il a voulu, elle n’a pas le choix. Il a décidé de toute éternité qu’il en serait ainsi) et «ربّي قضى عليها و الوقت دعاها * في السابق المقدر كان الي كان  » (Dieu a décrété pour elle et les temps sont venus * ce qui lui arrive lui était prédestiné) (بخّوشة، ديوان ابن مسايب، جمع وتحقيق، 2001، رقم 16-17).  

Si Mendassi et Ben Msaïb peuvent être considérés comme les porte-parole du parti anti-turc à Tlemcen, nous n’avons malheureusement pas d’écho du parti adverse. Le poète concurrent de Ben Msaïb et illustre élève de Mendassi, Ahmed Ben Triki, surnommé Benzengli, qui était un Coulougli n’a jamais parlé des Turcs dans sa poésie. Il a d’ailleurs lui-même été banni de sa ville natale, à la suite de son maître, et il est allé se réfugier à Oujda. Mais, comme le rapporte la tradition, pour des raisons d’atteinte aux bonnes mœurs et non pour des raisons politiques.

Les Coulouglis n’étaient pas forcément du parti pro-turc et souvent c’était même le contraire. Alger a connu plusieurs révoltes de ces Coulouglis qui étaient marginalisés et aspiraient à arracher le pouvoir aux Turcs.

Je parle de cette nouvelle catégorie de la population, d’abord parce qu’elle est un résultat direct de la présence turque en Algérie, et ensuite, parce que beaucoup de nos plus grands poètes, surtout dans le genre dit hawzi (chanson populaire des vieilles villes) sont des Coulouglis : Ben Triki, Belabbès El-Mazouni, Qaddour Benothman, Bendebbah qui était le fils du bey Debbah de Médéa, Benguennûn de Mascara dont la mère était d’origine turque, etc.

Ces poètes arabo-turcs étaient de grands poètes de melhoun et beaucoup, fidèles en cela, à la tradition du genre, n’ont pas hésité à chanter l’épopée des Arabes Souids révoltés.

Le poète Belabbès El-Mazouni qui présidait, à Mazouna, un jury chargé d’examiner les candidats au titre de cheikh ou poète confirmé, a écrit un texte intitulé « ودّاو عليها الاجواد » (Les nobles (des Souids) ont accompli leur destinée dans ce monde) où il précise que deux beys ont du s’allier pour venir à bout des Souids, le bey de l’Ouest et celui de l’Est :

" زوج سلاطن و القيّاد * باي الغرب و باي الشرق كل انتصرو"

« Deux sultans et les caïds, le bey de l’Ouest et celui de l’Est, ils  se sont tous prêté main-forte. »

Les échos de la défaite des Souids ont été terribles chez la population, nous dit-il :

"برانى سكنو الاوهاد

راحت تندب كل بلاد * من مزغنّة لتلمسان كل اندعروا"

« Des faucons sont descendus au tombeau, et dans toutes les villes, on les a pleuré. D’Alger à Tlemcen, ils ont tous été matés. »

Ces extraits donnent une autre portée à cette révolte, une portée régionale plus large qui ne se limite pas à la seule tribu des Souids. Il semble que cette tribu, dont les tribulations ont laissé une empreinte aussi forte dans les esprits, portait l’espérance d’une large partie de la population des villes et des campagnes de l’Ouest et du Centre algérien et que, pour cela, sa défaite et sa dispersion a été ressentie très durement.

Il y a dans ce texte d’allure épique un éloge funèbre prononcé des Souids, mais aucun mot, ni aucun jugement sur les Turcs comme s’il suffisait à leur gloire d’avoir vaincu cette puissante tribu.

Quant à Qada Bessouiket il est considéré comme le chantre de cette tribu mais ce qui nous est resté de son œuvre se limite à deux textes seulement «يا ناري وين سويد »( Ô ma flamme, où sont les Souids ?) et «على رهيو و على جديويا كارسين » (Ils fonçaient droit sur Rhiou et Jdiouia) où il décrit l’état déplorable de la tribu vaincue, dispersée, refoulée vers le sud. Si Ali Kora, poète des Souids du 16è siècle, selon toute probabilité, a signalé les premiers affrontements de sa tribu, comme nous l’avons vu plus haut, Bessouiket lui est le témoin de la dernière phase, celle de la disparition de la tribu en tant que telle. Il clôture le cycle de l’épopée tribale.

 Ce qui est remarquable dans le second texte, c’est ce passage où le poète expose les titres, plus légendaires qu’historiques, sur quoi les Souids fondent leurs droits à la possession de leurs terres.

" ظهرو شوايع سويد ڤعدت متورخين * ملكو الشّرق والغرب كل الڤبلة

مع المير عقبة جاو مجاهدين * منين كانت الناس كل جهالا

ملكو و ملّكو بيامهم زينين * و جميع من ڤصد ادّى بلا قلّة "

« Les hauts faits des Souids sont célèbres, ils sont restés dans l’histoire. Ils ont régné sur l’Est, l’Ouest ainsi que le Sahara. Avec l’émir ‘Oqba ils sont venus pour le djihad, quand les gens étaient tous idolâtres. Ils ont eu le pouvoir et ils ont donné le pouvoir, dans leurs jours fastes, et quiconque les sollicite, prend sans compter. »

Les Souids opposent aux prétentions des Turcs à se considérer comme les champions de l’Islam, leur double antériorité : ils étaient les premiers conquérants à fouler cette terre et les premiers propagateurs de l’Islam. Quand les autres, y compris les Turcs eux-mêmes, et l’allusion est à peine voilée, étaient encore des païens. Ils ont fondé des principautés et ils ont été les appuis de plusieurs dynasties qu’ils ont contribué à asseoir ou à restaurer. Rien de plus vrai, sauf, l’histoire de ‘Oqba ibn Nafi’i car, comme l’atteste Ibn Khaldoun, les Souids sont issus des Zoghba, ce sont des Hilaliens. Mais comme on parle généralement des Djouads (lanoblesse d’épée arabe) dans nos textes, alors la difficulté est levée, puisque, selon la tradition, ces Djouads sont issus des nobles Qoreïchites qui accompagnaient les premières invasions arabes. Dans nos poèmes, on précise encore que les Souids descendent des Beni Makhzoum, par Khaled Ibn El-Walid.

Dans un article (البوعبدلّي، 1997، صص. 35-45) de cheikh El Mahdi El-Bouabdelli sur le poète Bessouiket, l’historien disparu nous rapporte les échanges qui eurent lieu entre les poètes des deux camps au sujet du conflit entre les Turcs et les Souids.

Ce qui se dégage de ces textes c’est ce refus de nos poètes de jeter l’anathème sur l’un ou l’autre des belligérants, c’est ce désir de calmer les tensions et en même temps cette recherche de l’objectivité et de l’impartialité.

لا تذم الترك و لا تذم سويد * لا تجرح في الابطال يا قادة

ديرهم كفّة وحدة و ميز فريد * واحد ما هو بالطغيان يتعدّى

« Ne blâme pas les Turcs et ne blâme pas les Souids, ne dis pas de mal des héros, ô Qada ! Mets-les sur le même plan et traite-les à égalité. Personne ne doit se laisser emporter par sa fierté !  »

" بن سويكت انت ڤوّال * لا تجرح في هاذو و لا في ذوك

ديرهم كفّة ميزان كل غوال * الزمان يغضّب ذو و يرضّي ذوك

ما تدوم الحزّة ما يدوم الحال * في المضايڤ مولانا يدير سلوك"

« Bessouiket, tu es un barde ! Ne dénigre ni ceux-ci ni ceux-là. Mets-les sur le même plateau de la balance, ce sont tous des ogres. Les jours sont fastes pour les uns et néfastes pour les autres. Mais la gêne ne dure pas et le temps change. Notre seigneur nous ouvre des portes de salut dans les situations les plus critiques. »

Ce que nous pouvons ajouter, en guise de conclusion, c’est que l’intérêt de ces textes de Melhoun qui ont un rapport avec des évènements de notre histoire, ne réside pas que dans leur contenu documentaire, en tant qu’ils relatent plus ou moins fidèlement, et selon tel ou tel point de vue, l’évènement lui-même, mais aussi et surtout dans leur contenu linguistique en tant qu’ils font parler l’époque avec les mots et le son de l’époque.

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Ahmed Amine DELLAÏ - أحمد أمين دلاي (1)


Notes

(1) Maître de recherche, Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31000, Oran, Algérie.

[1] Un extrait des mémoires du Chérif Zahhâr relatant ce fameux « denouche » où fut décidé la disgrâce et l’élimination de Salah bey. 

[2] Rappelons ici que le rite hanafite que suivaient ces Turcs est réputé moins rigide que le rite malikite (rite de la majorité autochtone), s’agissant de la consommation de certaines boissons fermentées.

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