« Acteddu » ou la déprécation chantée

Les genres sont des formes communicatives historiquement construites par diverses formations sociales, en fonction de leurs intérêts et de leurs objectifs propres.

(Bronckart, 1996)

Introduction

Notre propos sera centré sur un type de chant particulier appelé acteddu ou aserqes, selon les régions de la Kabylie. Ce chant destiné particulièrement aux bébés ou moins fréquemment aux enfants en bas âge, se singularise par deux traits des autres types de chants : la situation de communication dans laquelle il se déroule et le contenu linguistique.

Nous tenterons à partir de ces deux éléments que nous érigerons en critères de montrer que acteddu fonctionne différemment par rapport aux autres types de chants. Pour ce faire, nous commencerons par définir acteddu, puis nous préciserons la nature du corpus et enfin nous éluciderons les outils théoriques à utiliser avant d’envisager l’analyse des textes.

Définition de acteddu

En Kabylie sont attestées plusieurs formes pour désigner ce type de chant. F. Ait Ferroukh (1993) dresse un inventaire des différents signifiants avec leur aire linguistique respective : acteddu (At Mengellat), aserqes, ajelleb, asjelleb, tuha (At eisi), tahhu, atahhu (Iwadiyen) et sttuh (At emer).

Tel que défini par F. Ait Ferroukh (1993), acteddu « est un texte chanté qui consiste pour la mère à jouer avec son bébé en le faisant sautiller ».  Cette définition renferme les sèmes suivants :

Le texte est chanté

Les coénonciateurs sont la mère et le bébé

Ce chant de la mère est accompagné d’une activité physique du bébé

La traduction française « la sauteuse » ne rend compte que partiellement de ce qu’est acteddu. D’ailleurs, M. Virolle (s.d., n° 22-23) recourt plutôt au syntagme « chant d’éveil » qui en spécifie un peu plus les conditions de production. Pour nous, acteddu est un texte chanté que la mère, la grand-mère ou la grande sœur fredonne à un bébé tout en le faisant sautiller. Ce moment privilégié est particulièrement apprécié par les deux personnes qui sont en situation de face à face. Pour le bébé, c’est un moment de jeu, souvent réclamé et attendu qui rompt la monotonie des autres moments de la journée. Pour la mère, c’est une occasion de satisfaire une demande de jeu et surtout d’engager une interaction avec son enfant sur un mode ludique.

Il est à préciser que acteddu, tout comme le conte, est surtout affaire de femmes. Les hommes, quand ils sont sollicités par leur enfant, se limitent à l’exécution de la seule activité physique.

Le corpus

Les chants recueillis ont été enregistrés pour certains en situation auprès d’une informatrice de la commune des At Yanni (village At Larba). Mais, comme le nombre de strophes nous semblait insuffisant, nous avons alors intégré d’autres chants recueillis dans d’autres villages par nos étudiants[2]. L’ensemble obtenu, regroupant quatre villages assez éloignés les uns des autres de Haute Kabylie, nous paraît représentatif pour l’objectif que nous visons.    

Les outils théoriques

Pour mener notre recherche, deux théories nous sont indispensables : celle des actes de parole et celle des interactions.

Qu’est-ce qu’un acte de parole ?

C’est avec la publication de l’ouvrage de J.L. Austin (1962) intitulé How to do things with words « comment faire des choses avec des mots ? » publié en 1962 et traduit en français en 1970 par Quand dire, c’est faire que l’on a commencé à considérer que la parole n’est pas seulement une forme mais aussi un moyen d’action.

Les actes de langage, affirme J.R. Searle (1969), sont « les unités minimales de base de la communication linguistique ». J.R. Searle ajoute que « parler c’est accomplir des actes selon les règles ». Ces règles sont normatives et constitutives. Les premières « gouvernent les relations interpersonnelles qui
existent indépendamment des règles », et les secondes « créent ou définissent de nouvelles formes du comportement. »

Les deux classifications des actes de parole proposées par ces deux chercheurs ont été jugées insuffisantes. Rappelons que celle de Austin J.L, était subdivisée en verdictifs, exercitifs, promissifs, comportatifs et expositifs que celle de Austin J.R. comprenait des assertifs, directifs, promissifs, expressifs et des déclarations.

Qu’est-ce qu’une interaction ?

Selon E. Goffman (1974, p. 7), « l’interaction est cette classe d’événements qui ont lieu lors d’une présence conjointe et en vertu de présence conjointe. Le matériel comportemental ultime est fait des regards, des gestes, des postures et des énoncés verbaux que chacun ne cesse d’injecter, intentionnellement ou non, dans la situation où il se trouve » D. Andre-Larochebouvy (1984, p. 13) ajoute que « l’interaction est une unité de rapports interindividuels », qu’elle peut être « réciproque ou non réciproque » et que les interlocuteurs, au nombre de deux ou plus, recourent à « des signaux verbaux ou non verbaux ». D’une façon plus schématique l’interaction est :

Non réciproque

    • Exclusivement non verbale
    • Gestuelle et verbale
    • Exclusivement verbale

Réciproque

    • Exclusivement non verbale
    • Gestuelle et verbale (dialogue, interview, entretien, conversation (ritualisée+ ou-)
    • Exclusivement verbale (conversation téléphonique)

A partir de la nature de l’interaction et du type d’acte de parole contenu dans acteddu, nous tenterons de montrer la spécificité de ce genre de poème chanté en l’opposant aux autres genres.  

Spécificité de Acteddu

Acteddu est une interaction puisqu’il met en présence deux antagonistes de la communication en situation de face à face : un énonciateur de sexe féminin qui est souvent la mère ou la grand-mère, moins fréquemment la grande sœur et occasionnellement le père. Le coénonciateur est un bébé de sexe masculin ou de sexe féminin. Dans le corpus recueilli, les marques discursives des coénonciateurs sont :

Pour la maman 

L’indice de personne  ___ɣ

-  Le pronom personnel affixé :        iw  inu

-  Le pronom personnel libre :         nekk, nekkini

 Exemples :   Aya lxir-iw                 Ô mon bonheur[3]

A lxir-iw mmi meqqer                        Ô mon bonheur, mon fils est grand

A lxir-iw alxir-inu                            Ô mon bonheur, o mon bonheur

A Rebbi harz-iyi mmi                      Ô Dieu, garde-moi mon fils

Nekk trebbiɣ atemmu                         Moi, j’édifie une hutte

Pour le bébé 

-  Les pronoms personnels affixes de nom : ik, im

-  Les pronoms personnels libres : keçç, kemm

-  Les indices de personne : t…d

Exemples : A lferȠ-iw  tecbid lemri       Ô mon bonheur, tu ressembles à un miroir

Tifed tizyiwin-ik                               Tu es plus belle que les filles de ton âge

Kemmini a yelli                               Toi, ma fille

Outre ces embrayeurs, la maman recourt à n… « nous » dont les valeurs sont fluctuantes. En effet, ce pronom peut renvoyer à la maman et au bébé ou à la famille en général.  

Le texte chanté revêt la forme d’un échange car même si le bébé n’est pas en mesure de s’exprimer, il tente par divers signaux ou en faisant preuve de coopération, de faire comprendre à l’adulte qu’il en (re)demande.

Les termes d’adresse souvent employés sont pour le garçon : mmi, ou la forme qui appartient au langage enfantin mmimi « mon enfant », sidi et pour la fille yelli, lalla :

  1. Kemmini a yelli Toi ma fille

a taxeddact uzanzu                            Cosse de la clématite

asmi ara timɣured                             Quand tu grandiras

anecred adrim s usaku                        Nous exigerons des sacs d’argent

Keχχini a mmemi                               Toi mon fils   

A ddah n At Yanni                           bijou des Beni yenni

Arriɣ-t deg fus lɛali                           que je porte dans la belle main

Notons que dans la chanson intitulée cteddu-yi, IDIR combine dans la même strophe les deux appellatifs : a mmi (mon fils) et a yelli (ma fille).

Ces termes d’adresse mettent en évidence la nature de la relation interindividuelle des interactants. Le bébé procure non seulement du bonheur à la maman mais raffermit aussi son statut social au sein de sa belle-famille. La finalité de cette interaction est d’ordre social car, comme le dit R. Vion, (1992-2000, p. 127) cette communication « ne concerne que les personnes en présence et que la gratification symbolique consiste à exister par l’autre et pour l’autre.» Sidi et lalla, habituellement utilisés pour désigner les personnes d’origine maraboutique, servent ici à ennoblir les bébés, c’est à dire à leur conférer des attributs valorisants.      

Le contenu linguistique de acteddu confirme a bien des égards que l’allocutaire adressé est bien le bébé. Chaque début de strophe est amorcé par une construction qui peut avoir l’une des formes suivantes :

Type1 : Pronom personnel libre : « Keχχini ou kemmini » + appellatif (a mmi ou a yelli)

Type 2 : appellatif, (langage enfantin) « A mmemi » ou « a yelli » + appellatif « mmi » ou « yelli »

Type 3 : exclamatif (bonheur) « a lxir-iw » ou « a lxir-inu »

Type 4 : Verbe d’action1 « lehhu, suh, huri, yella, neggez, jelleb, ttuhu.., » + verbe d’action1 

Les strophes sont fréquemment des tercets ou des quatrains et les vers sont soit des heptasyllabes ou des décasyllabes.

Le dispositif communicationnel dans lequel se déroule Acteddu, présente donc toutes les caractéristiques de l’interaction.

Au plan pragmatique, acteddu renferme des actes de parole dans chacune des interventions qui ne correspondent pas obligatoirement aux vers contenus dans chacune des strophes.

Ces actes de parole appartiennent aux exercitifs, aux promissifs et aux comportatifs selon la classification de Austin, ou aux assertifs, aux expressifs et aux déclarations selon celle de Searle.

Plus précisément, la maman saisit ses moments pour proférer des actes louangeurs et complimenteurs.

Memmi a win iȠercen                         Mon fils, le débrouillard

Memmi d ddheb iruccen                       Mon fils, le doré

A win yifen akk° iqcicen                      ô celui qui est le meilleur de tous les garçons

Alxir-iw mmi meqqer                         Ô mon bonheur, mon fils a grandi

Yettef talwaȠt ad iɣer                         il saisit son ardoise pour lire

Ces louanges et ces compliments sont accompagnés de prières, de vœux, de supplications, d’adjurations que nous désignons sous le générique de déprécation (i.e. bénédiction proférée contre quelqu’un) vs imprécation (i.e. malédiction proférée contre quelqu’un).

Ces prières s’adressent tantôt à Dieu tantôt à des saints connus ou locaux

A Rebbi ffek-ed aqebli                        Ö Dieu, fais que vent d’est souffle

A yelli jelleb jelleb, Repp°i ad fell-          Ô ma fille sauté, sauté, que Dieu te

am iȠareb                                       garde

A Rebbi eğğ-it I yemma-s                     Dieu préserve la à sa mère     

A nȠellel Sidi Mɛemmer                     Nous porterons secours à Sidi Mamar

As izeɣzef laɛmer                              Qu’il lui prête longue vie

Les compliments qui sont autant physiques que moraux sont bien souvent exprimés sous forme de figures de style, principalement la comparaison dont le comparé est le bébé. Le comparant, par contre, a les traits suivants :

humain : amsuwweq  « démarcheur »

Animé, animal : titbirt « colombe »

Inanimé, métal précieux :dheb, lfeττa  « or, argent »

Inanimé, astres : aggur, iττij  « lune, soleil »

Inanimé, végétal : taxeddact uzenzu, lfakia  « cosse de clématite »

Inanimé, objet : leȠrir werraɣen, aδil,  « soie »

Inanimé, minéral : aδfel   « neige »

En fait, à travers ce jeu de la « sauteuse », l’interaction mise en œuvre revêt un caractère particulier.  Plus concrètement, si a priori, les deux interactants sont l’adulte et le bébé, dans de nombreuses strophes, ces deux coénonciateurs prennent le statut d’un locuteur unique dont l’allocutaire commun serait Dieu. A ce moment, les actes de parole ne sont plus des actes louangeurs ou complimenteurs, ils relèvent plutôt de la déprécation (i.e. bénédiction proférée pour quelqu’un) ou de l’imprécation (i.e. malédiction proférée contre quelqu’un). Schématisés, les changements opérés pendant le déroulement de l’interaction s’établissent ainsi :

Interaction :

Modèle standard (circulation des actes de langage est à sens unique)

Modèle standard (circulation des actes de langage est à sens unique) - Turath CRASC -

Conclusion

Les critères de typologisation des genres sont bien souvent hétérogènes et hétéroclites. Les critères auxquels nous avons eu recours pour caractériser Acteddu sont puisés de la pragmatique interactionniste (Kerbat-Orecchioni, 2001).  Ces critères qui prennent en charge les dimensions interactive et pragmatique, restent à mettre en œuvre dans d’autres genres : azuzen « berceuse », adekker « chant religieux », ... pour montrer leur pertinence. La grille de typologisation que nous proposons et qui reste à compléter

Serait :

Genre :

Interaction :

Locuteur (s) : âge, sexe, statut

allocutaire(s) : âge, sexe, statut

Finalité de l’interaction :

Circonstances :

Lieu :

Moment :

Actes de parole :

Types d’actes ;

Actes récurrents :

Corpus

At Yanni

Chanson de Idir : Cteddu

Kker-d kker-d a mmi

Amar icab dayen-nni

La yeqqar cteddu-yi cteddu-yi

Kker-d kker-d a yelli

Amɣar icab dayen-nni

La yeqqar cteddu-yi cteddu-yi

Tamurt-nneɣ tettcekti

Xerben-as imeslayen

Mennaɣ kesbeɣ igenni

Anida llan wid yettlalen

Ad Ƞerben fell-I

Ur ttkallen ɣef baba-nnsen

At Mendas

(pour les garçons)

FerȠ-i ferȠ-i, lferȠ d llbda

Γur-I memmi ttawaract unebdu

Mi teqluqel tendu

Alamma s ddaw wezru

Yeχχa-tt mmi yeg ludu

Yeχχa-tt waerab yennegdu

(pour les filles)

jelleb tijellabin

ad kked nnig tebridin

tizewgi temelliwin

ad akk° tifed tizyiwin

a yelli jelleb jelleb

repp°I ad fell-am iȠareb

a kem yemneɛ si lmuϭayeb

At ɛAbelmunen

a memmi a mmi aggur lɛid ma yilal

win wuɣur sukden lumma

at tefreȠ  yemma-k taɛzizt ik yurwen

ay axxam-inu

ɣur-i miyyat xil

merra ttȠellisen

uɣen-d abrid g-giɣil

AT Yeɣɣer

Ttuh ttuya

A tassemt a tafesda

Ger tɣerdin n wuqcic itella

Ad yif kra yettalalen

Ilindi asseggas-a

Ad as-d- qarren dadda

Bibliographie 

Andre-Larochebouvy, D. (1984). La conversation quotidienne. Paris : Didier Crédif.

Austin, J. (1962). Quand dire, c'est faire (éd. Oxford). (G. Lane, trad.)
Paris : Seuil.

Bronckart, J. P. (1996). activités langagières, textes et discours. Paris-Lausanne : Delachaux et Niestlé.

Ferroukh, F. A. (1993). Chants. Dans Encyclopédie berbère. Paris : Edisud.

Goffman, E. (1974). Les rites d'interaction. Paris : Minuit.

Kerbat-Orecchioni, C. (2001). Les actes de langage dans le discours, théorie
et fonctionnement.
Paris : Nathan Université.

Searle, J. R. (1969). Les actes du langage (éd. Cambridge). (C. U. Press, trad.) Paris : Hermann.

Vion, R. (1992-2000). La communication verbale, analyse des interactions. Paris : Hachette Supérieur.

Virolle, M. (s.d.). Chants à sauter pour les tous petits en Kabylie. Littérature orale arabo-berbère, (22-23).


Amar NABTI - عمّار نابتي


Notes

Article déjà paru dans les cahiers du CRASC, n°19, 2009, pp. 37-48

(1) Université Mouloud Mammeri, Tizi Ouzou.

[2] Mokrani, O. et Sehaki, R. qui ont consacré à ce genre un mémoire de fin d’études en licence de langue et culture amazighes et dont le corpus a été recueilli aux At eebdelmunen.

Kessal, S. a recueilli un autre corpus dans la région d’At yeğğer. 

[3] Traduction littérale.

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